Livres Hebdo : Vous avez écrit Papa, après avoir découvert que votre père avait été arrêté par la Gestapo. Maman consacré à votre mère, malgré son titre n’est pas tout à fait, l’autre volet d’un diptyque romanesque sur vos parents… Ton et traitement y sont fort différents.
Régis Jauffret : Je tiens parfois, de manière très irrégulière, un journal. J’ai pris des notes manuscrites presque chaque soir après le décès de ma mère. Au fil du temps, j’ai découvert qu’elle m’avait menti à plusieurs reprises et j’ai même découvert un document minuscule dans ses archives qui prouvait qu’elle m’avait trahi. Je suis parti de ce cahier pour écrire le livre. Un vrai roman, parfois burlesque, parfois écrit au bord des larmes où je joue délibérément la carte romanesque. Le document dont je viens de vous parler, pour prendre cet exemple, je ne le dévoile que peu à peu en faisant remarquer au lecteur les ressorts du processus mis en place. La fiction, le grotesque parfois, me permet de dire des choses personnelles, intimes, que je n’aurais pas osé dire au premier degré. Je ne les aurais parfois même pas pensées.
Dans ce livre, vous menez une véritable enquête sur elle ?
Par la force des choses. Quand, par exemple, je découvre qu’elle, qui passait pour une jolie personne, avait fait croire à certains que sa propre sœur avait abandonné son fils à 14 ans parce qu’il était homosexuel, alors qu’il n’a quitté le nid familial qu’à l’âge de 27 ans, je suis évidemment amené à me poser des questions. De fil en aiguille, j’arrive même à la soupçonner d’avoir empoisonné mon père. J’enquête alors jusqu’à obtenir la certitude du contraire. Un épisode parfaitement fictionnel, certes, mais qui malgré tout jette un voile noir sur cette histoire.
« L’amour est toujours imparfait »
Tout au long du livre, il y a une sorte de dialogue posthume avec votre mère. Plutôt un monologue, d’ailleurs, car vous lui laissez rarement la parole.
Oui, c’est même la trame du livre. Une réminiscence de ce qu’ont pu être nos rapports de son vivant. Au cours de ces pérégrinations langagières, je découvre qu’en réalité elle a exercé sur moi un réel pouvoir. Jusqu’à la toute fin de sa vie, et elle a atteint l’âge respectable de 106 ans. J’ai même le sentiment que dès l’aube de ma vie, elle m’a en quelque sorte donné ma feuille de route et que j’ai suivi ses instructions. D’ailleurs, sa façon, très imaginative, de mentir à tout propos, d’inventer des naissances, des décès, des péripéties tragiques en parlant de gens que je connaissais à peine ou n’avais pas connus, était tout à fait romanesque. Des récits le plus souvent dramatiques, voire tragiques. On a pu remarquer parfois ma tendance à raconter des histoires sinistres — plutôt dans mes premiers livres — et je me dis qu’elle a eu une influence directe sur mon écriture.
La fin du livre est une sorte de montée vers l’amour, le bonheur. Elle est lyrique.
Dans cette partie du roman, je découvre que l’amour est toujours imparfait. On est accoutumé de pardonner à ses enfants quoi qu’il arrive. Je me dis que quand une mère vous a autant aimé — même si son amour s’est à l’occasion mué en trahison — il faut lui rendre hommage pour tout le bien qu’elle vous a fait. En définitive, c’est grâce à elle que je suis né et il vaut mieux exister que n’avoir pas existé — c’est l’option philosophique qui est la mienne, malgré tout le malheur du monde — que mes enfants par la suite ont pu exister et que ma petite-fille est née à son tour. C’est elle qui clôt le livre. Je me vois à sa place soixante et quelques années plus tôt barboter comme elle dans la mer. Une boucle, l’impression de faire partie d’une succession, d’exister dans le Temps. Avec une majuscule comme l’écrivait Proust à la fin de la Recherche.
Ce livre est un tournant dans votre œuvre ?
Oui. C’est la première fois où je vais aussi loin dans l’intime. Dans ce roman, on dirait aussi que l’écriture devient plus libre. Elle s’amuse d’elle-même tout en écrivant, si j’ose dire. De même, j’accentue l’intrigue jusqu’à la caricature, une manière d’en montrer à chaque instant les coulisses. Tel un magicien qui dévoilerait ses trucs au fur et à mesure après chaque tour. Comme si ce livre était un spectacle.