Essai

Lucien X. Polastron- Photo ARNAUD FÉVRIER

Amoureux du papier et bibliophile érudit, Lucien X. Polastron revient avec Une brève histoire de tous les livres (Actes Sud). L’auteur de Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques (Denoël, 2004) et de La grande numérisation. Y a-t-il une pensée après le papier ? (Denoël, 2006) retrace la vie de l’objet livre dans un texte dense et acéré, bougon mais vivifiant. D’autant plus critique sur la dématérialisation qu’elle évacue toute sensualité, il pressent toutefois que le numérique mettra en valeur les "savoir-faire essentiels" de l’édition : "d’une part sentir l’écrivain caché sous l’impétrant et amener l’œuvre à parler d’elle-même, d’autre part fabriquer l’objet le plus en harmonie possible avec son sens profond." Extraits.

Sensualité

"Privilège envié de la cécité, le surmoi tactile accompagne de manière inconsciente l’enfouissement du liseur dans sa lecture, tant ce dernier se veut aveugle à l’insignifiant reste du monde. Comme pour la reliure, le toucher du papier lui procure cette sensation secrète, de manière sourde et répétée : chaque tournement de page en est assorti, en même temps que d’un petit bruit complice, analogue au froufrou d’une robe de soirée qui s’enfuit au détour d’un couloir. Et le poids des pages fait partie du jeu : tels les plateaux d’une balance sans pitié, l’équilibre d’un livre passe de la main droite à la main gauche au fur et à mesure qu’avance le récit." (P. 91-92.)

En berne

"Des sensuelles délices que les lectures d’hier prodiguaient, il semble que l’éditeur, le papetier et l’imprimeur jugent maintenant que nous souhaitons nous passer. Le XXe siècle a vu la belle matière destinée aux noces avec l’amant du livre se dégrader peu à peu en hollande simili, pur fil de lin et alfa de moins en moins purs, japon fait dans le Jura. […] Qui ne se désole, en conséquence, que les importantes publications de parangons supposés, telle la BNF, utilisent un papier si mal acheté que les catalogues de leurs expositions jaunissent en moins de dix ans, comme si on les avait conservés dans un fumoir ?" (P. 112-113.)

Circulation

"Au sein de l’obscur conflit papier/pixel, le moindre éclair d’intelligence permet de voir qu’il existe une différence intrinsèque entre le vrai livre et le numérique verrouillé tel que l’imposent désormais certains grossiums de la distribution, lequel s’apparenterait davantage à un contrat de licence ponctuelle, donc une prestation de service qui ne peut se prévaloir des allégements de taxation ni de l’honorabilité conférés au commerce de la librairie. […] Quant à la transmission du goût de lire par le prêt, il semble bien que, dorénavant, seul le support papier l’autorisera sans contrôle, peut-être sous le manteau." (P. 150-151.)

Apocalypse

"[…] les libraires, devenus simples magasiniers, outrageusement cocufiés, préparent la fermeture à bref ou moyen terme, les gestionnaires qui remplacent les éditeurs courent, avec leurs gros souliers, derrière une évolution qui les nargue, les bibliothèques publiques sont en voie d’extermination et certaines en viennent déjà à ne prêter que des machinalires (mauvaise nouvelle pour les Jean Nouvel de demain : le bâtiment se résume à un guichet). Oui, c’est un tout nouveau paysage qui venait de se dessiner. Au loin, on pouvait distinguer les silhouettes gesticulantes du libraire et de l’éditeur en plein règlement de comptes." (P. 160.)

Renouveau

"Or, justement, après avoir fait le tour complet de la saine hostilité qu’inspirent la numérisation d’un livre et la lecture sur écran, au moins dans leurs sûrement embryonnaires acabits, voici que l’on peut se demander, à rebours, si elles ne vont pas servir d’alliées efficaces dans la transmission de ces entités littéraires dont doit être défendu le libre cours. On voit déjà les antiques lourdeurs qui font office d’oppresse-papier remises en question, tels par exemple les anneaux trop nombreux constituant "la chaîne du livre", ce vieux bagnard ; on voit l’écriture invitée à entamer un dialogue direct avec son public avant que démarre le manuscrit ; on voit, en un mot, qu’une brise libertaire inopinée souffle sur certains sites d’amateurs et enfle en communautés de lecteurs s’appropriant la parole confisquée. Et puisqu’il s’avère que beaucoup plus de gens lisent beaucoup plus qu’il y a dix ans, on peut imaginer avec optimisme qu’une nouvelle génération de purs liseurs "numéristes" ayant été créée ex nihilo, il y apparaîtra des cervelles douées de sur-curiosité qui se jetteront faméliquement sur la vraie littérature en vieux papier, et qui, à leur tour…" (P. 173-174.)

© Actes Sud 2014

Une brève histoire de tous les livres, par Lucien X. Polastron, Actes Sud. 240 p., 22 €. ISBN : 978-2-330-03716-1. À paraître le 5 novembre.

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