9 FÉVRIER - ROMAN France

A son corps défendant

Daniel Pennac - Photo CATHERINE HÉLIE/GALLIMARD

A son corps défendant

Drôle d'aventure dans laquelle s'est lancé Daniel Pennac, et qui déroutera peut-être quelques-uns de ses plus fervents lecteurs : la chair de ce livre-ci est littéralement la chair de son narrateur.

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Par Daniel Garcia
Créé le 17.02.2015 à 17h07 ,
Mis à jour le 06.03.2015 à 11h27

Né en 1923, le narrateur du nouveau roman de Daniel Pennac a 13 ans en 1936 - l'année du Front populaire. Quand tant d'autres de sa génération s'éveillèrent à la politique, lui se focalise sur son corps, au point qu'il commence d'en tenir le journal. Pourquoi ? "Parce que personne ne parle jamais de ça." Voici une raison suffisante, sinon nécessaire, car comme l'ajoute le narrateur, "apprendre, c'est d'abord apprendre à maîtriser son corps". De ce narrateur, que nous suivrons jusqu'à son agonie, en 2010, à l'âge de 87 ans, nous ne saurons rien de son identité sociale - nom, fonction, etc. -, mais tout de ses prurits, petits bobos, défécations et humeurs corporelles diverses. Pennac pense à tout et n'épargne aucun détail.

En vérité, la démarche n'est pas totalement inédite, sinon dans son intention, du moins dans sa forme. L'extraordinaire Journal de Jean Héroard, sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII, dont il était le médecin, offrait à lire une page d'histoire de France à travers l'observation clinique des fonctions corporelles de son illustre patient. Héroard, sans l'avoir prémédité, nous livrait bien plus qu'un simple registre où n'auraient été consignées que la couleur et la consistance des selles du dauphin : derrière ses comptes-rendus minutieux se profilait la vie quotidienne à la cour, dans les dernières années du règne d'Henri IV et sous la régence de Marie de Médicis.

Le propos, ici, est plus intime. Avec ce Journal d'un corps, Pennac dresse le portrait en pied d'un homme lambda du XXe siècle - et du début du XXIe. Mais si le sujet, cette fois, est anonyme, la toile de fond n'en est pas moins vaste, bien au contraire, que chez Héroard. La conscience que nous avons de notre corps dit évidemment beaucoup de choses de notre époque. Qu'on songe, par exemple, à l'évolution des rapports hommes-femmes et à notre appréhension nouvelle de la (des) sexualité(s). Les pathologies aussi, ont changé. Au XVIIIe siècle, les femmes avaient des "vapeurs". Elles n'en ont plus. La mère du narrateur "faisait de l'acidité". Plus personne, aujourd'hui, ne fait de l'acidité. Il y a seulement trente ou quarante ans, la "bile" était encore un terme d'usage courant, et accommodé à toutes les sauces. Qui se fait encore "de la bile", sinon au figuré ? Et le corps s'est individualisé à outrance. En 1942, le narrateur note : "Vu les boches défiler au pas. Version abominable du corps unique." Les défilés militaires n'ont pas disparu, mais s'ils fascinent moins, c'est peut-être notamment en raison de cette annihilation des corps individuels.

Si l'approche est intime, le résultat, lui, n'a rien d'un "journal intime". Le narrateur les a en horreur, car "ils ne saisissent jamais rien de déterminant" et leurs auteurs ont la fâcheuse manie "d'accommoder le réel à la sauce instable de [leurs] désirs". Parlons plutôt - tant pis si l'expression pâtit de disputes sur son acception - de journal "extime".

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