Remontons-nous le moral, lisons les très jolis souvenirs de Régine Deforges, intitulés A Paris au printemps ça sent la merde et le lilas (Fayard). Au fond, on n’aime jamais assez Régine Deforges. On devrait. Son récit commence en mai 68. Régine décrit avec drôlerie sa traversée des événements, auquel elle avoue n’avoir pas compris grand-chose. Elle vendait L’Enragé à la criée, assistait aux sessions du comité d’action écrivains-étudiants à Censier. Le reste du temps, elle était amoureuse. Elle traînait les bars, copinait avec les putes. «  Il y avait, entre la ville et moi, comme un goût partagé de la liberté et du péché … » Et puis elle aimait la littérature. Elle publia sous un titre adouci Le con d’Irène . Elle savait que ce texte fulgurant était d’Aragon. (On a découvert depuis que cet « érotique » était un fragment de La Défense de l’infini , le roman invisible et grandiose de sa jeunesse). Elle eut bien des ennuis avec ça, la chose est connue. Aragon, cent mille fois hélas, ne fit pas un geste pour l’aider. C’est triste. Mais Régine Deforges sait raconter gaiement bien des choses tristes. Par exemple l’humiliation infligée par un petit juge à l’écrivain André Hardellet. Le cœur me manque pour résumer, lisez. Il n’y avait pas de Halde, en ce temps-là, mais il y avait déjà des cons (qui n’étaient pas, hélas, celui d’Irène). *** C’est peut-être tout ça qui m’a ramené à Molière ? J’ai eu envie de regarder sur France 3 Le Malade imaginaire filmé par Christian de Chalonge. Les couleurs sont horribles. Christian Clavier dans le rôle titre est aussi expressif et concerné qu’une borne de Vélib’. Le reste est convenable, sans plus. Le miracle, c’est que cette œuvre si rabâchée y résiste et s’impose avec une force inouïe. Qu’est-ce qu’il y a donc chez Molière ? Sa langue a vieilli, elle nous paraît souvent entortillée : «  Puisque tu connais cela, que n’es-tu donc la première à m’en entretenir, et que ne m’épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ?  » En outre, il bâcle. Il nous refait pour la dixième fois le coup du père abusif qui veut marier sa fille contre son gré avec un imbécile ou un malfaisant. Et puis Molière n’est pas, comme on nous le disait à l’école, l’homme du bon sens et du juste milieu. Il est cintré. Il est sombre. Son Argan n’est pas seulement un hypocondriaque, mais un père dénaturé, manipulé par une aventurière. Il est de mauvaise foi. Il ne critique pas seulement les médecins ridicules, mais la médecine elle-même : «  Je la trouve une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes…  » Il dit n’importe quoi. Il écrit L’Ecole des femmes et aussi Les Femmes savantes , œuvre saturée de clichés discriminatoires. Bref, il part dans tous les sens. Et pourtant c’est Molière. Je voudrais qu’il revienne, et qu’il nous campe un président de la Halde désireux de marier sa fille, éprise de littérature incorrecte, à un censeur en chapeau pointu.
15.10 2013

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