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Tribune : caisse de résonance, par Dominique Viart

Tribune : caisse de résonance, par Dominique Viart

Pour Dominique Viart, professeur de littérature à l'université Lille-3, la rentrée littéraire s'est installée en France comme le baromètre de la littérature contemporaine.

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Créé le 08.10.2014 à 20h37 ,
Mis à jour le 09.10.2014 à 18h15

"Devenue au cours des dernières décennies un véritable phénomène de société, la rentrée littéraire conforte la France comme nation littéraire : s'il existe ailleurs quelques manifestations semblables, aucun autre pays ne partage une telle mobilisation automnale des médias. Notre rentrée est même guettée à l'étranger, d'autant que nombre de romans traduits y tentent leur chance. Le bénéfice est important pour la littérature, menacée par la diversification des loisirs culturels : elle sort pour un temps des pages qui lui sont d'ordinaire dévolues, et peut élargir son lectorat habituel.

Nuançons néanmoins ce satisfecit : la rentrée ne bénéficie qu'à la littérature narrative, parfois aux essais, guère au théâtre ni à la poésie, et concourt à renforcer la domination d'un genre sur les autres. Décisive sur le plan économique, elle est souvent dévoyée par le marketing éditorial, qui en exploite la caisse de résonance : on se souvient des stratégies mises en oeuvre autour de La possibilité d'une île. Exploitation d'autant plus dommageable qu'en élisant quelques ouvrages elle accentue le travers de la "rentrée" : trop de livres paraissent ensemble, peu sont distingués ; les laissés-pour-compte, inaperçus des médias et donc des lecteurs, sont nombreux. La quantité nuit en outre à la qualité des lectures critiques, a fortiori quand les espaces de presse et de librairies sont contraints par "les livres-dont-il-faut-avoir-parlé". Pour l'écrivain, c'est un peu quitte ou double. Chaque éditeur peine du reste à soutenir plusieurs livres à la fois, aussi préfère-t-il retarder en janvier, à un moment de plus grande disponibilité du lectorat, des textes plus singuliers, moins susceptibles de réunir tous les suffrages.

La rentrée fournit cependant un baromètre appréciable des évolutions de la littérature contemporaine : ses effets de nombre ont souligné l'émergence de l'autofiction, des récits de filiation, des fictions biographiques... Elle montre comment la littérature s'est ressaisie de l'Histoire, abordant les périodes l'une après l'autre (la Grande Guerre dans les années 1980, la Shoah depuis 1997, la colonisation et la guerre d'Algérie plus récemment), et met en évidence les formes inventées pour cela : roman d'enquête plutôt que restitution chronologique, poétique du scrupule... Depuis peu s'affirme une littérature d'investigation (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Patrick Deville...), dont cette année offre encore quelques exemples.

La rentrée littéraire donne ainsi une dimension perceptible à l'esprit du temps. Elle installe sur la place publique des thèmes et des formes littéraires, parfois suscités par des oeuvres majeures, antérieures de quelques années mais moins médiatisées, et dont le talent précurseur a infusé dans le champ littéraire. Car il faut de bons orpailleurs, pour que les pépites ne soient pas emportées par le courant."

Membre de l'Institut universitaire de France, codirecteur de la Revue des sciences humaines, Dominique Viart est également l'auteur de La littérature française au présent (écrit avec Bruno Vercier, Bordas, 2008), du Roman français au XXe siècle (Armand Colin, 2011), de Fins de la littérature, tome 1 (dirigé avec Laurent Demanze, Armand Colin, 2011, tome 2 à paraître en septembre), ou encore de La littérature française du XXe siècle lue de l'étranger (Presses universitaires du Septentrion-Institut français, 2011).

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