1er février > Roman Suisse > Lukas Bärfuss

Hagard est le deuxième livre traduit en français chez Zoé de l’écrivain et dramaturge germanophone Lukas Bärfuss, après Koala paru en 2017, une enquête intime autour du suicide de son frère aîné, pour lequel il a obtenu en 2014 le Schweizer Buchpreis, l’équivalent du Goncourt suisse.

C’est l’histoire d’un chavirage. "Depuis bien trop longtemps, j’essaie de comprendre l’histoire de Philip. Je veux en percer le secret", annonce le narrateur avant de méticuleusement reconstituer l’itinéraire d’un promoteur immobilier quadragénaire, qui, un jour de mars à Zurich, fasciné par la paire de ballerines "bleu prune" que porte une jeune femme dans la rue, se met à la suivre. L’homme piste l’inconnue, la file jusqu’à son appartement de banlieue, sans jamais l’atteindre, ni même voir son visage. Et la pulsion aux motivations obscures mais inoffensives se transforme en une quête obsédante où il va se perdre. Le roman épouse la vitesse à laquelle la vie de Philip bascule. Décrit comment, en quelques heures, cet homme parfaitement fonctionnel et intégré se retrouve en marge du monde qui lui était familier, par l’enchaînement de petits événements apparemment sans conséquence : une batterie de téléphone presque déchargée, un portefeuille coincé sous le siège d’une voiture, la perte d’une chaussure, une assistante injoignable… Rapidement, l’énergie hallucinée dépensée à ne pas perdre de vue la jeune femme se transforme en une stratégie de survie dans la ville où tout devient difficile, hostile et dangereux : trains de banlieue, gares où circule une foule affairée et indifférente, zones d’habitation déshumanisée immeubles barricadés, halls de bureaux, restaurants avec écrans où défilent absurdement des actualités sans son.

La prose percutante de Bärfuss, son ton offensif qui n’épargne personne sans être explicitement dénonciateur, accompagne la violence intime et surtout sociale de cette marginalisation en mode accéléré. Le mystère de la chute, lui, reste entier. Le narrateur nous avait prévenus dès les premières lignes : il n’était jamais parvenu à "déchiffrer l’énigme de ces images qui [le] hantent, des images de cruauté et de comique, comme dans tout récit où le désir rencontre la mort". V. R.

19.01 2018

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