Développement durable

Une association qui repense la fabrication du livre

Thomas Bout, fondateur des éditions Rue de l'échiquier et membre de l'association Wild Project. - Photo Olivier Dion

Une association qui repense la fabrication du livre

Fondée en 2019, l'Association pour l'écologie du livre propose de réinventer la chaîne du livre comme un écosystème dans lequel l'ensemble des acteurs entre en interaction les uns avec les autres.

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Par Nicolas Celnik,
Créé le 12.12.2021 à 22h37

Jean Giono vient d'achever son dernier manuscrit, Provence. Il range sa plume et « le voici déjà, les feuilles à peine sèches, qui court vers son atelier », raconte le journaliste de l'ORTF qui réalise le reportage, en 1957. L'atelier n'est pas loin, c'est celui de son voisin et ami, l'imprimeur Antoine Rico. Giono, débarrassé de sa pèlerine, tire sur sa pipe et observe l'artisan qui aligne au cordeau les caractères de plomb. Un troisième complice se joint à eux : l'illustrateur, un voisin aussi, qui soumet ses gravures à l'écrivain. Les trois hommes hochent la tête : c'est du bon boulot. Et c'est ainsi que les 1 100 exemplaires de Provence seront imprimés et envoyés à travers la France.

Le documentaire a un charme un peu suranné, mais, dans le fond, « artisanat, œuvre et interdépendance : tout y est », estime Marin Schaffner, cofondateur de l'Association pour l'écologie du livre. Ce n'est pas à un retour aux années 1950 qu'aspire l'auteur et ethnologue de formation, mais plutôt à repenser la création du livre sur ce modèle d'un travail réalisé collectivement par les différents artisans nécessaires à sa fabrication, de l'auteur au libraire.

L'association est née en 2019 de la rencontre entre Marin Schaffner et Anaïs Massola, qui a fondé la librairie parisienne Le Rideau Rouge il y a une quinzaine d'années : « On a réalisé qu'on écrivait et vendait des livres qui traitent d'écologie, mais que notre manière de les diffuser était en complet désaccord avec le propos de ces livres », explique-t-elle. L'impression de crouler sous les nouveautés, de passer plus de temps à déballer les cartons ou renvoyer des ouvrages au distributeur plutôt qu'à conseiller ses clients : la libraire avait le sentiment d'une « perte de sens du métier. Libraire, c'est un métier d'artisan : ce qui fait notre particularité, c'est notre savoir-faire, les conseils de lecture qu'on peut donner aux clients et les livres qu'on propose en magasin. Avec l'accélération de la production éditoriale, on n'a plus le temps de faire tout ça. »

Les trois écologies de Guattari

Anaïs Massola, fondatrice de la librairie Le Rideau Rouge, à Paris.- Photo OLIVIER DION
 

L'une des premières actions de l'association a été de réunir des libraires dans des ateliers d'écriture pour produire un « recueil de fictions écologiques sur les librairies de demain » (Le livre qui cache la forêt, 2019). Ils convoquent ensuite à la même table libraires, éditeurs, imprimeurs et forestiers pour publier un livre-manifeste, Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions (Wildproject, 2020), qui clarifie la position des membres de l'association. Reprenant le concept de « bibliodiversité » développé par des éditeurs chiliens à la fin des années 1990, ils proposent d'arrêter de parler de « chaîne du livre », et de penser plutôt le secteur de l'édition comme un écosystème.

Ils empruntent le principe des trois écologies développé par le philosophe Félix Guattari pour aborder le livre selon trois prismes : l'écologie matérielle (le papier ou le transport, tout ce qui permet la fabrication de l'objet livre) ; l'écologie sociale (les interactions qui se créent entre les différents acteurs) ; l'écologie symbolique (les pratiques de lecture et de diffusion des idées contenues dans les livres). Penser ces trois aspects en interaction les uns avec les autres permet de cibler les endroits où intervenir pour rendre la pratique moins gourmande en ressources : « Aujourd'hui, un auteur signe un contrat avec son éditeur ; l'éditeur, avec l'imprimeur et avec le distributeur ; les distributeurs, avec les libraires, expose Anaïs Massola. Pourquoi ne pas imaginer un contrat qui implique l'ensemble des acteurs ? »

Renouer le dialogue avec leur imprimeur et leur distributeur a par exemple permis à plusieurs maisons d'édition de relocaliser leur production : Thomas Bout, membre de l'association et fondateur des éditions Rue de l'échiquier, imprime ses ouvrages à moins de 800 kilomètres de leur lieu de stockage, sur des papiers recyclés ou labellisés. Il œuvre également pour limiter l'impact de fin de vie des livres invendus : en moyenne, 20 à 25 % des livres imprimés finissent au pilon, et leur recyclage est une activité coûteuse en énergie. Les éditions Rue de l'échiquier ont pendant plusieurs années organisé une braderie des livres « défraîchis », les invendus voués au pilon parce qu'ils sont cornés ou délavés ; depuis un an, elles confient ces ouvrages à l'association Emmaüs, qui se charge de leur donner une seconde vie.

Publier ou ne pas publier...

 
 

Si ces problématiques de fin de vie sont aussi importantes, c'est aussi, selon Thomas Bout, en raison d'une surproduction éditoriale. Car « avant de se demander comment produire un livre, la première question à se poser est plutôt : quel livre souhaite-t-on produire ? », réfléchit-il. Alors que la tendance est à la multiplication des titres dans les catalogues, il faudrait « se demander si c'est un livre vraiment nécessaire, s'il apporte quelque chose par rapport à ce qui est déjà publié par ailleurs, ou si on édite un énième livre sur une thématique à la mode », poursuit Thomas Bout. Et de développer une réflexion provocatrice qui en fera tiquer plus d'un : de la même manière que l'énergie la plus verte est celle qu'on ne consomme pas, le livre le plus écolo serait-il celui qu'on ne produit pas ?

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