Livre

Vingt ans après

François Rouet. - Photo O. Dion

Vingt ans après

Sous-titrée pour la première fois Une filière en danger ?, la quatrième édition de l’ouvrage de référence de François Rouet, Le livre, à paraître le 12 juin, permet de mesurer le chemin parcouru depuis le début des années 1990 par un secteur dont l’économiste au ministère de la Culture souligne aujourd’hui le caractère plus poreux et les frontières plus floues.

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Par Fabrice Piault
avec Créé le 11.10.2013 à 19h48 ,
Mis à jour le 11.10.2013 à 23h52

Il a la manière du peintre ou du photographe qui se poste à échéances régulières devant le même paysage pour en saisir les variations. Pour la quatrième fois en vingt ans, François Rouet livre, le 12 juin prochain à La Documentation française, son indispensable panorama de l’industrie du livre (1). Or, avec le recul, cette entreprise qui entend avant tout saisir la physionomie du secteur, ses enjeux et ses mutations en cours à un instant T, produit par sa répétition une vision saisissante des transformations de la filière à la charnière des XXe et XXIe siècles (2).

Publiée onze ans après l’adoption de la loi Lang instituant le prix unique du livre, la première édition du Livre : mutations d’une industrie culturelle, en décembre 1992, mettait au jour le caractère industriel du secteur devant des professionnels encore imprégnés des dimensions artisanales de leur métier. Décrivant les grands équilibres et les particularités de l’écosystème du livre, le statisticien-économiste au département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture soulignait la dynamique des concentrations dans l’édition et la distribution, qui sera encore approfondie dans les deux éditions suivantes en 2000 et 2007. D’une édition à l’autre, Le livre : mutations d’une industrie culturelle a également accompagné l’essor du marketing à partir de la fin des années 1990, si spectaculaire qu’il intervient désormais pour une grande part dans les choix aux côtés de l’éditorial.

Largement réécrite et concentrée (180 pages de moins que la précédente), débarassée de nombreux développements historiques pour se concentrer sur les fondamentaux, la quatrième édition de l’ouvrage de référence fait, elle, plus ressortir les mutations induites par Internet et la révolution numérique. Elles sont traitées pour tous les niveaux de la chaîne du livre alors qu’elles ne faisaient l’objet que d’une poignée d’encadrés en 2000 et d’un court chapitre sur « ce que le numérique fait au livre » en 2007. « Le livre […] a condensé depuis plusieurs siècles toute la réalité du monde, écrit François Rouet. C’est pourquoi on a pu parler du “monde des livres?, et tout ce qui touche à son avenir concerne notre devenir collectif, la crise du livre renvoyant d’une certaine manière à nos incertitudes face au futur. » Dès lors, se demande-t-il, « comment comprendre le livre aujourd’hui alors qu’il faut désormais préciser si l’on parle du livre “papier? ou du livre numérique, avec toute l’ambiguïté de ce dernier terme ? ».

Description des lignes de force.

Pour se repérer, l’économiste propose de distinguer « trois réalités concomitantes » : la « permanence d’une économie et d’une filière du livre “papier? qui reste pour une part sur une erre antérieure tout en étant profondément travaillée par le “numérique? qui vient apporter de nouveaux outils, susciter de nouveaux flux […] » ; « l’émergence du livre numérisé et de la circulation dématérialisée du livre initialement ou simultanément en papier » ; et « les prémices d’une production de livres numériques tirant parti des multiples possibilités d’articulation de l’écrit, de l’image et du son dans des produits largement à inventer ». Pour ceux-là, « les modes de production s’éloignent […] du livre “papier?, même si les éditeurs “papier? peuvent s’en affirmer des initiateurs privilégiés en collaboration avec d’autres […] ».

On retrouve dans la quatrième édition de l’ouvrage de François Rouet la description scrupuleuse des lignes de force structurelles du secteur (acteurs, fonctionnement de l’économie éditoriale, organisation et enjeux commerciaux, politiques publiques…) qui en a fait la référence dans ce domaine. L’étude donne néanmoins un sentiment de rupture plus net que les précédentes, accentué par le choix d’un nouveau sous-titre prudemment équipé d’un point d’interrogation : Une filière en danger ?. « Toujours présents, les éléments constitutifs de la fameuse “crise du livre? tels que la tendance à la “mise en groupe? qui vient de loin, ou encore le trinôme croissance de la production-difficulté à faire vivre le livre-bestsellerisation, prennent un sens particulier dans le contexte actuel, explique François Rouet à Livres Hebdo. La maturité plus grande du marché réduit l’attrait des actifs éditoriaux ; il est moins facile qu’il y a quelques années d’investir dans la filière. La bestsellerisation est également plus forte. » Le marché ne décroche pas pour autant car, observe l’économiste, « la hausse de la production ne procède pas seulement d’une logique industrielle, mais aussi d’un regain de diversité et d’innovation. Le numérique favorise l’émergence d’une autoproduction. En outre, les tensions de l’activité tirent de plus en plus sur les hommes, qui perçoivent et intègrent les difficultés plus importantes, voire la dégradation des conditions d’exercice de leur métier, contrecarrant le caractère implacable des évolutions. Enfin, la révolution numérique suscite aussi un renouvellement de la promotion du livre avec par exemple les sites d’auteurs ou les communautés de lecteurs, et, via la vente en ligne qui élargit le spectre, un relatif désenclavement de la production même si je ne suis pas un adepte du concept de “longue traîne?. »

Trois dangers pour la filière.

Néanmoins, la vente en ligne, « pierre d’attente du développement du livre numérique », fait entrer dans la filière du livre des acteurs « bien plus puissants que ne l’ont par exemple été les hypermarchés », rappelle François Rouet. Surtout, avec eux se développe un concept de « commerce connecté » (cross canal, en américain) qui permet au consommateur de profiter parallèlement des atouts des magasins, d’Internet ou encore des smartphones. « Cela va devenir la référence pour le commerce en général », avertit l’économiste. Au-delà, celui-ci identifie parmi les tendances lourdes trois dangers majeurs pour la filière : la stagnation du marché du livre ; la régression de son statut, liée à son éclatement ; et le repli de la lecture parmi les pratiques culturelles et les modes d’occupation du temps. « La révolution numérique interroge beaucoup le livre comme mode d’expression, souligne François Rouet. On a longtemps vécu avec l’idée que le livre constituait le cadre dans lequel on liait des contenus, au point que la réflexion sur le numérique a d’abord porté sur l’identité du support, supposé unique, vers lequel les contenus seraient transférés, or ce n’est pas cela qui s’est passé. On va désormais vers une multiplicité des supports de lecture, qu’il s’agisse de liseuses, de tablettes ou de smartphones, et cela pose question alors que la conception d’un produit à lire n’est pas la même suivant qu’il sera lu sur tel ou tel de ces supports. »

Cette évolution ouvre à de nouveaux acteurs une filière livre dont l’identité est elle-même interrogée. « Elle devient plus poreuse, ses contours sont plus flous, la distance entre ses acteurs n’est plus qu’à un ou deux clics », observe l’économiste qui note qu’aujourd’hui, plus que jamais, « on peut être un acteur très important de la filière sans y avoir ses intérêts stratégiques ». Parallèlement, remarque François Rouet, « une incertitude subsiste sur la nature du livre numérique par rapport au livre papier : produit dérivé, version particulière, création originale… Et cette incertitude se reflète dans les tâtonnements pour la fixation des prix de vente publics. » En outre, dit-il, « les grands éditeurs se révèlent réticents à passer au livre numérisé, moins pour des raisons culturelles que pour des raisons économiques, parce qu’ils craignent la déstabilisation de leurs outils de distribution ».

Cependant, François Rouet sent poindre « une réflexion sur la rematérialisation du livre numérique, avec l’idée d’un équilibre entre le virtuel et le physique ». Il juge d’ailleurs nécessaire de « réfléchir à l’économie présentielle du livre physique dans le contexte des pratiques virtuelles ». Compte tenu du caractère plus flou et plus poreux du secteur, « la capacité des éditeurs et des libraires à travailler ensemble, de même que la mutualisation entre éditeurs et entre libraires sont des enjeux cruciaux ». <

(1) Le livre : une filière en danger ?, par François Rouet, 4e édition, 242 p., 19,50 euros. A paraître le 12 juin 2013 à La Documentation française.

(2) Les précédentes éditions du livre sont parues sous le titre Le livre : mutations d’une industrie culturelle en 1992, 2000 et 2007.

11.10 2013

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