Premier Roman/France 14 août Marin Tince

Baudelaire mieux que quiconque a su chanter la mélancolie, pas la tristesse douillette qui vous enveloppe les jours de pluie, mais ce cafard qui vous ronge de l'intérieur telle une tumeur, cette humeur noire, l'atrabile, qui selon la médecine antique avait pour siège la rate, spleen, en anglais. Pour s'aider à « bosser » la tante Barbara, qui n'en finit plus d'étudier pour devenir chirurgienne, écoute sur son tourne-disque les épanchements spleenétiques du poète. Son neveu, le narrateur de Et l'ombre emporte ses voyageurs de Marin Tince, comprend malgré son jeune âge. Conscience engendre mal-être : « La vie, c'est fait que de répétitions tout du long jusqu'au désastre final. » Son truc noir intime, il l'appelle son « crabe ».

Matin, tel est son nom, est un triste oisillon tombé du mauvais côté du nid. Il se tripote les cheveux et « se fait des cheveux » - l'école, le don d'un chiot, la statue du square, l'idée même d'un avenir. Ainsi suit-on les quinze premières années de l'anxieux qui raconte, se raconte dans la France des années 1960, 1970, au sein d'un milieu plutôt modeste, dans une langue heurtée par les cahots d'un truculent parler populaire. Les hommes ont la clope au bec, les femmes tricotent, on répare sa 4L le dimanche... une France d'avant, avec des ouvriers et des paysans. Le Combray du protagoniste, c'est « le Deupièce » des aïeux, rue Jean-Pierre-Timbaud à Paris. Matin naît dans la famille du Grand Awouè, lequel n'est apparemment pas prêt à être parent et préfère voyager. Outre le paternel routard au foulard qui « suce pas que des glaçons », le grand-père tourneur fraiseur, la grand-mère un peu piquée, la mère atteinte de « tricotomanie », la tante susmentionnée Barbara « au petit cœur d'hirondelle »... une galerie de portraits où, sous la brutalité des traits, transparaît la pauvre et, partant, touchante humanité.

Ce premier roman est un vrai pavé (700 pages, tout de même) dans la mare de la rentrée où barbotent des oiseaux moins rares et voguent vers les prix quelques petits voiliers plus classiques. Pas d'intrigue, soit ! mais on n'est pas statique- « du rhizome la vie » -, on voit du pays à travers les yeux apeurés de Matin (le voyage en Angleterre est un morceau d'anthologie). On a affaire à unBildungsroman, un roman d'apprentissage relaté par un« gniard »hypersensible comme le narrateur proustien mais doté d'une énergie noire tenant du héros célinien. On y apprend ce qu'on savait déjà :« Faute aux cigognes... » - De l'inconvénient d'être némais avec une certaine gouaille, du Cioran récrit par Audiard.

Marin Tince
Et l’ombre emporte ses voyageurs
Seuil
Tirage: NC
Prix: 23 euros ; 704 p.
ISBN: 9782021426960

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