Défier Faulkner. Frankenstein par Marie Darrieussecq (Monsieur Toussaint Louverture, septembre 2025), Les frères Karamazov par Sophie Benech (Zulma, octobre 2025), sans oublier La mort à Venise par Claire de Oliveira (à paraître chez Christian Bourgois en janvier 2026), dont la magistrale retraduction de La montagne magique de Thomas Mann (Fayard) avait, en 2016, incité tant de nouveaux lecteurs à en gravir les huit cents pages... Les retraductions vers le français d'œuvres en langues étrangères sont légion et il faut s'en réjouir, car le propre du métier de traducteur est de remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier, de servir au mieux un texte et l'intention de son auteur au moment où il l'a composé.
Se mesurer à certains classiques requiert cependant une audace particulière, voire une forme d'inconscience. Nombre de lecteurs de Faulkner seront probablement ressortis hagards du Bruit et la fureur, paru aux États-Unis en 1929 et dont le titre reflète si bien la forme : dans ce récit du désordre de l'esprit, les quatre parties (à l'exception de la dernière) reflètent le point de vue d'un personnage à chaque fois différent, au sein d'une famille dont plusieurs membres portent le même prénom (deux Jason, deux Maury, deux Quentin), implantée dans la région de Yoknapatawpha, inventée de toutes pièces par Faulkner. Traducteur d'ouvrages de David Foster Wallace, Lydia Millet, Simon Reynolds ou Tao Lin, Charles Recoursé s'est attaqué à ce chef-d'œuvre. « Lire Le bruit et la fureur, c'est avancer dans un brouillard qui se dissipe un peu avec chaque narrateur ; c'est progresser dans un chahut, un brouhaha qui s'éclaire progressivement », indique-t-il en avant-propos de ce roman complexe, mêlant analepses, prolepses et digressions, dont le lecteur ne comprend souvent l'action qu'à travers les paroles des protagonistes - les idiolectes de ces derniers étant à eux seuls un défi de traduction. Un exercice qui aura demandé à Charles Recoursé de naviguer « à vue, ou plutôt à l'oreille ».
À un journaliste de The Paris Review qui lui faisait remarquer que ses livres étaient perçus comme incompréhensibles, « même après trois lectures », Faulkner avait répondu non sans malice qu'il suffisait de les lire une quatrième fois. Si l'on ressort de cette nouvelle version du Bruit et la fureur sans être sûrs d'en avoir percé le mystère, la certitude d'avoir été traversé par son fracas et de l'entendre encore longtemps gronder en nous est bien réelle, et la gageure que représente cette envoûtante nouvelle traduction y est pour beaucoup.
Le bruit et la fureur
Gallimard
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 23 € ; 400 p.
ISBN: 9782073100610
