Avant-critique Roman

Abdulrazak Gurnah, "Les vies d'après" (Denoël)

Abdulrazak Gurnah - Photo © Mark Pringle

Abdulrazak Gurnah, "Les vies d'après" (Denoël)

Dans ce roman puissant, le Prix Nobel Abdulrazak Gurnah analyse les séquelles sociales, politiques et intimes de la colonisation.

J’achète l’article 1.5 €

Par Kerenn Elkaim
Créé le 02.10.2023 à 17h55 ,
Mis à jour le 03.10.2023 à 11h55

LireAbdulrazak Gurnah : "Il existe des milliers d’écrivains africains"

Des vies volées. "Tu n'as plus ta place dans ce monde." Un sentiment d'autant plus douloureux quand on est soudainement chassé de chez soi. On perd dès lors celle que l'on pensait avoir. L'errance géographique et intérieure est l'un des motifs des récits du Prix Nobel de littérature 2021 Abdulrazak Gurnah. L'écrivain d'origine tanzanienne a lui-même connu l'exil en s'installant en Angleterre. Une expérience difficile, imprégnée de nostalgie et d'un sentiment d'aliénation, et où il découvrit le racisme. Mais loin de se renfermer sur son vécu, Abdulrazak Gurnah scrute des existences qui ont été modifiées voire détruites par la colonisation dont son pays natal a été la proie. Il situe son nouveau roman dans l'Est africain, au sein d'une petite ville portuaire. Nous sommes au début du XXe siècle, alors que l'Empire allemand cherche à étendre ses colonies. « La politique coloniale encourageait les Européens à s'installer en Afrique de l'Est britannique. Les Allemands avaient alors écrasé toute révolte. » Or, comme celle-ci gronde à petit feu, ils décident d'accélérer les choses. Ilyas en fait les frais, puisqu'il fait partie des garçons kidnappés par la Schutztruppe, l'armée coloniale allemande, où il rejoint les rangs des askaris, les soldats indigènes. Mais il n'a qu'une idée en tête : revoir les siens à son retour. Des années plus tard, il ne retrouve que sa petite sœur, Afiya, qui avait été confiée à un oncle et une tante maltraitants. Ils lui ont transmis que dans leur culture la femme se devait d'apprendre le Coran, tenir son rang et s'effacer. « Elle sentait quelque chose s'étriquer en elle. C'était une kijana, une jeune fille qui apprenait l'amertume infinie de la vie recluse des femmes. » Heureusement, le meilleur ami d'Ilyas, Khalifa, est arrivé à son secours. Les retrouvailles entre frère et sœur sont de courte durée car Ilyas repart déjà à la guerre. Parallèlement, Abdulrazak Gurnah met en scène un autre personnage clé, Hamza. Lui aussi subit longuement les pires humiliations. « Personne ne possède personne corps et âme. » Mais les oppresseurs ne l'entendent guère ainsi et se croient tout permis, y compris d'exercer le droit de vie et de mort. Lorsque le pauvre garçon est enrôlé à son tour dans la Schutztruppe, il devient le pantin d'un officier d'une grande perversité. La honte envahit alors son quotidien. « J'aime qu'on ait peur de moi », lui assène son bourreau. « Ta souffrance ne m'intéresse pas. Je suis ici pour prendre possession de ce qui nous appartient de droit. Parce que nous sommes les plus forts. Nous avons affaire à des peuples attardés et sauvages. » L'officier décide pourtant d'apprendre à lire et à écrire à Hamza. Un monde s'ouvre à lui, sans néanmoins chasser toute cette violence démesurée - une violence dont les dégâts se ressentent encore aujourd'hui. La soif de pouvoir ne s'étanche jamais. Voilà pourquoi Abdulrazak Gurnah la dénonce fermement à travers ce roman géopolitique, intimiste et puissant. Hamza demeure un homme blessé, mais au contact de l'amour d'Afiya, peut-être pourra-t-il renaître à lui-même…

Abdulrazak Gurnah
Les vies d'après
Denoël
Tirage: 18 000 EX.
Prix: 23 € ; 384 P.
ISBN: 9782207165409

Les dernières
actualités