Loin du rez-de-chaussée où des parents scrutent les nouveautés étalées pour des enfants un brin excités en fin de journée, l'action se déroule au 2e étage du Palais des congrès de Montreuil. Là, à l'écart de l'effervescence du Salon du livre et de la jeunesse, une petite scène se découvre entourée de plusieurs dizaines de sièges. Pour les éditeurs sélectionnés, c'est là que tout pourra se jouer. L'un après l'autre, 15 représentants des maisons d'édition se succèdent pour pitcher un titre de leur catalogue. 2 minutes 30 pour convaincre un producteur que cette œuvre contient tous les ingrédients d'une adaptation audiovisuelle.
Les arguments sont aussi variés que les histoires racontées dans les pages de ces livres pour enfants et adolescents. Pour les uns, ce sera un scénario bien ficelé doté d'une galerie de personnages secondaires suffisamment étoffée quand d'autres mettent en avant le caractère universel des problématiques évoquées. Certains jouent la carte de la référence cinématographique à laquelle un type de trait se réfère, susceptible de séduire une potentielle audience. C'est aussi le profil de l'auteur qui est évoqué : il a déjà été scénariste sur des séries. Au-delà de l'intrigue, on peut aussi rappeler les chiffres de ventes : telle série s'est imposée comme un best-seller dans les librairies françaises et européennes.
La meilleure vitrine
Pour la première fois en 2022, la Scelf - Société civile des éditeurs de langue française - a organisé un Shoot the Book ! pour une rencontre entre producteurs et éditeurs à Montreuil. Cette séance a pris parfois des airs de baptême du feu : « J'étais assez mal préparé mais c'est plutôt intéressant de se confronter à l'exercice ». Pour Louis Lauliac, des éditions 2024, cette rencontre a néanmoins permis de renouer le contact avec une productrice. « Dès le début, notre fantasme était d'adapter notre livre Tulipe en dessin animé, avec des épisodes courts dans des univers malléables. On a donc pris cet événement comme une opportunité à saisir. Cela nous a donné envie de développer cet aspect. » Juliette Trolez qui représente Auzou Éditions semblait assez à l'aise sur scène. « Plus on en fait, plus on est visible. Même si je connais bien le catalogue, je relis toujours mes pitchs. Le pitch reste notre meilleure vitrine, il faut savoir être court pour marquer le mieux possible nos interlocuteurs. » Une préparation à la seconde près pour ne pas manquer une fenêtre de tir : « C'était une chance d'être choisie parmi tant d'autres maisons d'édition pour présenter un titre devant une centaine de personnes. C'est une fenêtre de visibilité à ne pas manquer. »
L'exercice du pitch attire : des chargés de droits viennent y assister dans l'optique de participer à d'autres sessions. Christine Scholz de chez Larousse explique sa démarche : « Dans ma carrière passée d'éditrice et d'agente, j'ai surtout été habituée à présenter les livres face à d'autres éditeurs, face à des gens qui exerçaient le même métier. Je voulais voir la façon dont on présente un livre pour un producteur en un temps aussi réduit ! Pour percer sur le marché, il faut aller au-delà du texte et mettre en avant des personnages, des histoires. C'est intéressant de voir quels aspects sont utilisés pour séduire un producteur. » Depuis la signature des droits de Pistache et Soda avec Cyber Production l'an passé, la responsable du service de droits entend développer cet aspect et prendre une part active à ces événements.
Pour les éditeurs, ces moments organisés par la Scelf sont surtout des opportunités de rencontres pour construire un réseau. Après son passage, la jeune chargée de droits audiovisuels Juliette Trolez navigue au milieu des participants. Son objectif : « Échanger le maximum de cartes de visite ». Juliette Trolez est une habituée de ce genre de rendez-vous. Un mois avant, on la rencontrait dans la navette qui menait au festival de Marseille Series Stories qui s'impose dans le paysage, un an après sa création. La deuxième édition a réuni pas moins de 53 maisons d'édition, 120 producteurs ainsi que des diffuseurs prestigieux. Au cours de la journée dédiée aux rencontres professionnelles, Juliette enchaîne les rendez-vous avec une dizaine de producteurs pour présenter certains titres. « On adapte notre présentation en fonction de notre interlocuteur et du temps qu'il peut nous consacrer. Le plus important est de nouer le contact et de constituer une relation qui amènera peut-être à d'autres rendez-vous voire à une négociation. Tous ces rendez-vous doivent nous permettre d'être identifiés comme des acteurs-clés du paysage éditorial. »
Le livre, un patrimoine
Car le livre fait recette sur le petit écran : « Le nombre de commandes d'adaptations ont plus que doublé entre septembre 2021 et septembre 2022, explique Laure Steinville, chargée d'études et de veille chez Newen Production à l'ouverture du festival Marseille Series Stories qui s'est tenu cet automne. Sur le marché français, 38 fictions sont issues d'œuvres écrites », en détaillant ces séries qui ont rencontré un grand succès public comme Germinal pour France 2.« Comme au Royaume-Uni, on retrouve cette tendance en France à reprendre des classiques du patrimoine national reconnu universellement en le déroutant avec un casting ou un réalisateur étonnant pour redonner une nouvelle énergie à cette franchise », renchérit François-Pier Pelinard-Lambert, rédacteur en chef du Film français.
Tous les diffuseurs gardent en effet en tête le succès planétaire de la série française Lupin sur Netflix. Pour les sites de vidéo à la demande comme pour les chaînes de télévision traditionnelles, l'adaptation d'un livre reste la promesse d'une certaine audience grâce à des personnages aimés du grand public et présents dans les imaginaires nationaux. Hélène Saillon, responsable des coproductions internationales à France Télévisions va plus loin : « Partir sur des propriétés intellectuelles européennes, c'est aussi la possibilité pour nous de monter des coproductions avec nos voisins étrangers et s'assurer une diffusion pour le public italien ou allemand par exemple. »
La promesse du succès n'est pourtant pas toujours assurée par une signature de renom. France 2 a par exemple diffusé cet automne une adaptation de Guillaume Musso La Jeune Fille et la nuit, coproduit par France Télévisions, la RAI et ZDF avec un casting international. Le succès fut mitigé, avec une audience en-dessous de la barre des deux millions de spectateurs : « Guillaume Musso est un repère pour le public français, mais l'effet de marque n'a pas fonctionné en dépit des grands efforts de communication. Cela n'a pas été une catastrophe, mais au regard du nombre de livres vendus par l'auteur, on peut considérer que cela n'a pas marché », concède Hélène Saillon.
Avec l'essor des plateformes payantes de diffusion en ligne, la demande en contenus s'est internationalisée. En raison de l'application de la directive sur les Services de médias audiovisuels par le décret SMAD, les grands acteurs internationaux tels que Netflix, Amazon Prime, Disney+ se sont vus obligés de consacrer entre 20 et 25 % de leur chiffres d'affaire à la productions d'œuvres européennes, dont 85 % spécifiquement dédiées eux œuvres françaises. Résultat : des événements comme Shoot the Book ! à Cannes ont changé d'échelle, les éditeurs pitchant désormais face à un panel de producteurs internationaux.
Naissance d'un métier
C'est sur ce marché globalisé qu'ont misé les nouveaux acteurs du secteur. Le bureau littéraire et audiovisuel Matriochkas en a fait sa spécialité. Maÿlis Vauterin et Delphine Clot, respectivement issues du milieu de l'édition et de la production audiovisuelle, ont voulu répondre à ce besoin exponentiel de contenus engendré par la multiplication des canaux de distribution ces dernières années : « Le secteur de la production comme le secteur de l'édition sont actuellement en train de se réinventer, explique Maÿlis Vauterin. Nous avons décidé de porter nos deux regards issus de nos expériences professionnelles complémentaires pour apporter des réponses concrètes aux attentes de chaque secteur et aux enjeux qui les traversent s'agissant des droits audiovisuels. » Se basant sur un solide réseau, cette nouvelle structure collabore déjà avec une quinzaine d'éditeurs et d'agents littéraires en France comme à l'étranger, dans l'optique de placer les droits d'adaptation de leurs ouvrages aussi bien sur le marché français que dans le cadre de coproductions internationales, là où aucune structure française de ce type n'existait : « Il y avait une place à prendre pour accompagner avec expertise et de façon externalisée la prospection attendue par les auteurs, la négociation de leurs droits et les recherches ciblées de contenu des producteurs français et étrangers, en faisant le pont entre eux dans le respect de leurs intérêts respectifs, poursuit Delphine Clot. Nous nous engageons par ailleurs à suivre chaque projet jusqu'à sa concrétisation, là où parfois un auteur n'a pas de nouvelles durant plusieurs années. » Un accompagnement sur mesure pour l'éditeur, l'auteur et le producteur : « Nous restons attachées à la notion de passerelle, détaille Maÿlis Vauterin, en offrant un travail personnalisé et de longue haleine pour répondre à la fois aux besoins des producteurs tout en respectant les envies d'un auteur concernant l'adaptation de son livre. » Leur catalogue français et international est éclectique avec une variété de titres allant du grand public au plus confidentiel, avec des formats qui s'adaptent plus naturellement à la série comme les romans graphiques ou la littérature jeunesse. On y retrouve des éditeurs comme Alto au Québec, HarperCollins ou Philippe Rey en France, ou des agences comme Curtis Brown ou New River Agency Outre-Manche. Lancé en janvier 2022, Matriochkas a déjà une dizaine d'options en cours « avec de très bonnes équipes attachées aux projets, s'enthousiasme le duo, nous espérons un bon taux de transformation de ces options ».
Nouveaux genres
Diffuseurs comme producteurs ont donc élargi le spectre de livres adaptables. Slash TV, la plateforme de France Télévisions a par exemple misé sur une adaptation de manga avec Lastman Heroes. Laurence Leclercq, directrice des droits et des licences aux éditions Delcourt, analyse cette mutation du marché en faveur du 9e art : « Les évolutions du marché nous poussent aux séries. Il y a 6 ans, c'était l'unitaire ou le cinéma qui primaient. Aujourd'hui, on peut enfin défendre certains projets en BD. Les producteurs ont besoin de matière à déployer et la BD s'y prête très souvent contrairement au roman. » Le constat est partagé par les diffuseurs : « l'adaptation à l'écriture sérielle a mis en lumière des arts contemporains longtemps déconsidérés comme le manga, les arts graphiques ou le polar », relate Kevin Deysson, directeur des productions originales chez Disney+. Preuve de cet engouement, un Shoot the Book! se tient désormais au festival d'Angoulême.Une autre tendance a été remarquée chez les éditions Larousse : « Nous avons reçu beaucoup plus de demandes concernant des essais que pour la fiction. Nos publications concernant le regret maternel ou les violences familiales ont reçu beaucoup de propositions car ils répondent à des thématiques actuelles. Nous notons également un intérêt grandissant pour notre fonds documentaire concernant le droit à l'avortement, détaille Christine Scholz. Ce sera d'ailleurs l'un de nos gros chantiers pour une maison historique comme la notre : regarder dans le fonds de nos catalogues pour déceler les textes susceptibles d'être adaptés. » Les producteurs restent également attentifs aux ouvrages écrits par des journalistes : D'argent et de sang de Fabrice Arfi a été rebaptisé Tikkoun, Kaiser Karl de Raphaëlle Bacqué sera quant à lui diffusé sur Disney +.
Dans cette course au contenu, les éditeurs mettent en place de nouvelles stratégies pour faire connaître leur catalogue. Chez Delcourt, Laurence Leclerq explique tenir des rendez-vous avec des scouts (chasseurs de talents) tous les trois mois. Une newsletter a été également mise en place pour informer des nouveautés à paraître comme chez Larousse. Les contacts entre les deux secteurs s'intensifient avec des rencontres » qui deviennent de plus en plus hybrides et diversifiées « , selon Christine Sholz. Juliette Trolez se tient informée du calendrier éditorial de sa maison en amont pour développer certains projets au potentiel sériel et utiliser cette base de contacts construits au fil des salons et des festivals : « Notre objectif est de déterminer quel projet peut convenir à tel producteur. » Le travail porte ses fruits, « car si on ne peut pas se comparer à d'autres acteurs du secteur, nous avons une dizaine de titres optionnés avec un joli taux de transformation » .
En attendant les prochaines adaptations audiovisuelles, la file d'attente ne se tarit pas au festival Marseille Series Stories pour la séance de dédicace d'Eléonore Thuillier, dessinatrice de Loup. Ouvrage à la main, une dizaine d'enfants attendent plus ou moins sagement leur signature pour un personnage devenu une star du petit écran dans cinq pays européens.