Les nouvelles d’Afrique ne sont pas toujours bonnes. Mais le continent noir ne se résume pas à son lot de misères et de catastrophes. Selon le FMI, sa croissance pour l’année 2014 devrait dépasser les 5 %. L’Africain du XXIe siècle a bien pris le train de la globalisation, voire l’avion du cosmopolitisme. La nouvelle négritude est née : urbains, diplômés, polyglottes, mobiles, ces Africains 2.0 revendiquent une identité hybride et affichent une fierté exempte d’états d’âme postcoloniaux. Taiye Selasi les appelle "Afropolitans", "les Afropolitains". Néologisme forgé par elle dans un article de 2005 pour décrire l’émergence de cette nouvelle génération, et dont elle est elle-même une sémillante illustration. Née à Londres en 1979 de mère nigériane et de père ghanéen émigrés au Royaume-Uni, Taiye Selasi a grandi dans le Massachusetts, a étudié à Yale puis à Oxford, vit depuis trois ans à Rome et visite sa mère pédiatre à Accra, au Ghana, et son père chirurgien en Arabie saoudite… Pourtant elle n’entend pas être "la nouvelle voix de la littérature africaine". Non, l’Afrique n’est pas un pays : "Quel rapport entre le Sénégal musulman et francophone, l’Angola anciennement marxiste et lusophone et le chaotique Nigeria anglophone ? !"

Le premier roman de Taiye Selasi, Le ravissement des innocents, commence au Ghana avec un cœur qui lâche. Kwaku Sai s’effondre dans son jardin dès les premières pages. La mort de ce chirurgien revenu dans sa patrie d’origine goûter à une reconnaissance tardive va faire se converger les trajectoires des autres protagonistes dispersés à l’étranger - son ex-femme nigériane Folasadé, leurs quatre enfants, dont des jumeaux. L’ambitieuse narration circulaire où s’enchevêtrent les sensations du présent et les brûlures du souvenir nous transporte vers Boston, Lagos, Accra… Selasi signe une saga familiale complexe, avec des échos dans sa propre biographie : la séparation, ses parents ont divorcé ; la gémellité, elle a une jumelle (Taiye signifie "la première-née"), la fuite des cerveaux vers l’Occident. "Ces expériences de vie étaient là, je voulais m’épargner l’invention du canevas familial pour me concentrer sur le reste." A savoir l’essentiel, l’écriture.

La musique des mots a imprégné son enfance ; elle se souvient que son beau-père, prof d’anglais et de cinéma, le deuxième mari de sa mère et raison pour laquelle elle et sa sœur atterrirent aux Etats-Unis, lisait Dante à haute voix. Si Selasi s’oriente vers les relations internationales, "la littérature n’a jamais cessé d’être un amant jaloux". Kundera, Fitzgerald ou encore Le dieudes petits riens d’Arundhati Roy ont aiguillonné son désir d’écriture.

Yoga en Suède.

L’aisance avec laquelle cette jeune femme aux allures de mannequin navigue d’une culture à l’autre, lâchant ici une expression allemande, là un juron italien, contraste en vérité avec la sinuosité du chemin qui la mena à la fiction. Son sens du devoir fut certes une bride : "être digne de ses ancêtres, être à la hauteur de ses dons, est un laïus que j’avais intégré". Le pire ennemi est toujours en soi - la bête noire de la page blanche. Mais elle croisa en route quelques bonnes fées, comme Toni Morrison rencontrée par l’intermédiaire de sa nièce qui avait produit une pièce de Selasi à Oxford. "De quoi avez-vous peur ?, m’avait-elle dit. D’être lue ? Et que cela ne plaise pas ? Et alors ? Vous n’en mourrez pas." Et la Nobel américaine de lui donner une date butoir : un an. Résultat : "La vie sexuelle des filles africaines", une nouvelle (non traduite) publiée dans la prestigieuse revue littéraire anglaise Granta.

Selasi veut désormais s’attaquer au roman. Après un bref détour dans la finance ("pour rembourser mon prêt étudiant") puis du côté de la production TV à New York, elle met assez d’argent de côté pour écrire : "Je m’étais attribué la bourse Taiye Selasi pour la Fiction", dit-elle dans un éclat de rire. Peu avant ses 30 ans, elle démissionne et s’impose à nouveau une deadline : "Douze mois pour soit devenir écrivain, soit accepter d’être un "auteur du dimanche"." Selasi séchait : "Réexploiter les 50 pages de ma nouvelle pour en faire 200 de plus ne marchait pas." A cours d’inspiration et de pécule ("New York n’est pas pour les chômeurs"), elle décide de suivre une amie dans un stage de yoga en Suède. Les appareils informatiques sont confisqués à l’entrée. Au menu : lever aux aurores, méditation, régime sans sel. "Et puis un matin, sous la douche, se rappelle-t-elle, c’est venu d’un coup : l’histoire, la structure, et même la dernière phrase." Quand elle voulut récupérer son ordinateur "juste pour jeter quelques idées", ça a été "nein !". La paix intérieure attendra. Taiye Selasi est partie, elle tenait son roman.Sean J. Rose

Le ravissement des innocents, Taiye Selasi, Gallimard, "Du monde entier", traduit de l’anglais par Sylvie Schneiter, 384 p., ISBN : 978-2-07-014267-5. Sortie le 4 septembre.

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