Interview

Agnès Martin-Lugand : « J’aspire à ce que mes personnages me bousculent de plus en plus »

Agnès Martin-Lugand - Photo Éric Garault

Agnès Martin-Lugand : « J’aspire à ce que mes personnages me bousculent de plus en plus »

Révélée en 2012 par Les gens heureux lisent et boivent du café, qu’elle a d’abord auto-édité sur Kindle, Agnès Martin-Lugand a depuis vendu plus de 5 millions d’exemplaires dans le monde de ses 10 romans, publiés en France chez Michel Lafon. Alors que sort le 28 septembre son nouveau livre très attendu, L’Homme des Mille Détours, toujours chez Michel Lafon, elle a accepté de répondre aux questions de Livres Hebdo.

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Par Jacques Braunstein
Créé le 27.09.2023 à 18h37

Livres Hebdo : Le héros de votre nouveau roman est plongeur. L’héroïne réside à Saint-Malo et tient un bar qui se nomme l’Odyssée. Qu’est-ce que la mer représente pour vous et particulièrement dans ce livre ?

Agnès Martin-Lugand : La mer est mon élément. J’ai grandi auprès d’elle, je m’en suis éloignée pour mieux y revenir il y a quelques années. J’ai besoin de la voir presque quotidiennement, et j’aime follement m’y trouver. Qu’elle soit d’huile ou fortement agitée, elle m’apaise et me procure de nombreuses sensations et émotions. Pour moi, il n’y a rien de plus vivant que la mer. La présence de la mer dans L’Homme des Mille Détours s’est imposée tout naturellement. La mer peut être un lieu où l’on fuit l’humanité, qui peut nous protéger, du moins nous éloigner de nos problèmes, de nos blessures ; ce qui est le cas de Gary. Paradoxalement, la mer est aussi synonyme de voyages, de rencontres. Erin, dont le nom du bar est loin d’être anodin, vit à Saint-Malo, où le climat maritime peut être aussi doux que rude, à l’image de tout ce qu’elle vit, et de ce qu’elle a vécu les années précédentes… Les vibrations et significations de la mer correspondaient totalement à l’atmosphère que je souhaitais pour le roman.

Les deux personnages masculins peuvent sembler être les deux faces d’une même pièce. Ils ont les mêmes névroses et les résolvent de manières opposées. Est-ce une construction volontaire, un des thèmes du roman ?

Effectivement, Gary et Ivan sont deux hommes profondément blessés, mais absolument pas pour les mêmes raisons. L’un ne désire que fonder une famille alors que l’autre n’aspire qu’à une liberté strictement individuelle. L’un veut être père plus que tout, l’autre n’en supporte pas l’idée. Gary aurait tout donné pour avoir la vie d’Ivan, et Ivan tout pour avoir celle de Gary. L’un lutte contre ses démons et l’autre les laisse prendre possession de lui. Ce parallèle ambivalent s’est affirmé au fil de l’écriture ; je laisse les personnages se dévoiler petit à petit. Les ressemblances et les différences entre eux n’étaient pas préméditées, c’est véritablement au cours de leur écriture que j’ai pris conscience de ce parallèle entre eux.

Dans beaucoup de vos romans, les protagonistes choisissent d’entamer une nouvelle vie, tentent de faire table rase du passé. Ici on a au contraire l’impression que le passé ne passe pas, que les personnages doivent faire avec. C’est un roman moins optimiste ? Plus mature ?

On perd une part d’innocence en vieillissant ! Plus sérieusement, c’est un cheminement naturel dans mon écriture, comme dans la vie en général. Avec le temps, même si c’est peut-être triste, on devient plus lucide sur la nature humaine. Mes personnages ont très souvent été torturés, ils le sont de plus en plus, certainement parce que j’aspire à ce qu’ils me bousculent davantage. Depuis mes débuts, j’ai effectivement beaucoup écrit sur la résilience. Non pour faire table rase du passé, mais pour explorer les possibilités de composer avec son passé, d’apprendre à vivre avec sans s’effondrer. Pour l’un des personnages de L’Homme des Mille Détours, il est plutôt question de non-résilience. Son passé est tellement lourd, il est entré dans une impossibilité de guérison, ce qui en fait un homme sombre, dangereux et incapable d’accepter la main tendue sinon d’une manière toxique. J’ai beaucoup appris de lui !

Vous avez été psychologue clinicienne. Est-ce que cette expérience continue à nourrir la construction de vos personnages ?

Je dirais que plus les années passent, plus les romans passent, et plus je puise dans mon expérience et mes connaissances en psychologie, plus particulièrement en psychanalyse. Ce qui me passionne depuis toujours est de comprendre l’intériorité, les mécanismes de défense, les contradictions et les sentiments des êtres humains. Je ne suis pas la psychologue de mes personnages, je suis trop en fusion avec eux pour l’être, mais je peux affirmer que ce qu’ils me renvoient de leurs conflits intérieurs me permet de mieux me comprendre et de m’ouvrir davantage à l’autre. Dans chacun de mes romans, je cherche à mettre en mots ce qu’ils vivent et traversent, et ce que je vis et traverse à leurs côtés.

Comment choisissez-vous vos titres dont la poésie semble avoir eu un rôle dans votre succès ?

Chaque titre a son histoire, mais d’une manière générale, ils apparaissent toujours à la fin de l’écriture, lorsque je sais tout de mes personnages, et des enjeux du roman. Pour L’Homme des Mille Détours, il est venu assez naturellement, la présence de L’Odyssée d’Homère, d’Ulysse, au fil du roman m’a guidée jusqu’à lui. Et ce titre permet le questionnement à la fin de la lecture… L’Homme des Mille Détours n’est peut-être pas celui que l’on croit… Je laisse le lecteur se faire son idée !

Vous êtes une romancière grand public et néanmoins louée par la presse. Quand vous sortez un nouveau roman, qu’est-ce qui est le plus important : les ventes, les critiques, les avis de lectrices et lecteurs ?

Le sentiment du travail bien fait… Quand on écrit, quand on est publié, on est exposé aux avis des lecteurs positifs ou négatifs, aux critiques de la presse positives ou négatives. On le sait, on doit l’accepter, cela fait partie du jeu. Ce qui est le plus important pour moi, c’est d’être fière de présenter une histoire que j’ai portée en moi, que j’ai écrite avec sincérité, avec celle que je suis. On ne va pas faire de langue de bois, les avis et critiques positives font un bien fou, d’autant plus celles où je sens que le sous-texte de mon roman a été saisi. Je me réjouis comme tous les auteurs des bons chiffres de ventes. Ne croyez pas ceux qui vous disent le contraire. Mais avant toute chose, il ne faut pas oublier que la publication d’un roman dont l’écriture a pris de longs mois est une prise de risque, une mise à nu. Et au bout du compte, c’est peut-être ce vertige que j’attends le plus.

Lisez-vous vos consœurs « à succès » révélées comme vous par l’autoédition, comme Mélissa Da Costa, Aurélie Valognes, ou Adeline Dieudonné, ou vous sentez-vous plus proche d’autres autrices et auteurs ?

S’il y a bien une chose à laquelle je ne pense pas lorsque je choisis mes lectures, c’est de savoir si l’auteur a été révélé par l’autoédition ou par la voie classique. Alors oui, je lis mes « consœurs » et bien d’autres, tels que Sally Rooney, Cécile Coulon, Douglas Kennedy, John Boyne, Virginie Carton, Philippe Besson, Victoria Hislop… Lorsque je lis, je suis une lectrice et pas une romancière, je m’enrichis de mes lectures, comme n’importe qui. Je ne crois pas que ce qui rend proche ou créé des passerelles entre auteurs soit le moyen par lequel il a été révélé. Ce doit être l’écriture, notre rapport aux mots, à nos personnages… 

 

Agnès Martin-Lugand, L'Homme des mille détours (Michel Lafon), 28 septembre 2023, 384 P., 20,95€

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