Autoportrait aux miroirs. Au sommet d'une colline, une énorme table en pierre ressemblant à un autel. Une famille aimait s'y installer pour pique-niquer, jusqu'à ce que l'un des leurs disparaisse. Il avait choisi l'autre versant de la colline, et de rejoindre la « femme en jupe rouge » avec laquelle on l'avait une fois aperçu. Enfant, on avait dit à la narratrice que l'oncle Henri était parti en randonnée. Adulte, elle avait compris et était retournée auprès de la table en pierre, à son tour « tentée de renoncer radicalement au passé », de laisser derrière elle tous ceux qu'elle avait aimés. Comme Rosalinde, l'amie avec laquelle elle raccrochait toujours d'une conversation au téléphone avec le sentiment que « la nuit était moins noire ». Comme Pierre Angoureux, « dont le nom ressemble tant à "amoureux", mais aussi à "engoulevent" et à un tas d'autres noms cachés dans ces sons ». Ou comme Vertu Angenehm (« agréable » en allemand) avec laquelle elle partage une maison prêtée par des amis pour une résidence d'écriture. Leurs chambres offrent la même vue sur le jardin. « J'avais l'impression d'être dupliquée en quelque sorte, ce qui n'était pas désagréable. » Ces personnages, tout droit extraits d'un conte ou d'un poème de Prévert, sont autant de miroirs dans lesquels la narratrice observe sa vie passée et les multiples facettes de sa personnalité.
En trente médaillons composant un autoportrait aussi fascinant que décalé, à rebours des règles classiques du genre autobiographique, Vertu et Rosalinde sonde les parts d'ombre et de lumière que la narratrice porte en elle. Partant d'un souvenir anodin ou traumatique se refusant la plupart du temps à livrer sa vérité - comme lorsque la narratrice aperçoit, enfant, son grand-père portant dans ses bras « un corps vêtu d'une robe [...] celui d'une jeune femme, morte ou évanouie » -, le récit progresse avec une distance ironique, celle que le sort pourrait observer à l'égard des êtres qu'il malmène. Souvent qualifiée d'« inclassable », de « déroutante », l'œuvre d'Anne Serre − lauréate en 2020 du prix Goncourt de la nouvelle pour le recueil Au cœur d'un été tout en or − exprime avec une force peu commune la solitude d'hommes et de femmes empêtrés dans des rôles et des schémas qui ne leur correspondent pas. Qui sont autant d'ombres errantes que l'autrice, attablée à son autel en pierre, croque depuis le sommet de sa colline.
Vertu et Rosalinde
Mercure de France
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 18 € ; 152 p.
ISBN: 9782715263505