5 janvier > Histoire France > Johann Chapoutot

Dans le débat culture contre civilisation, les nazis ont tranché au profit de la culture, identifiée à la nature. Pour eux, elle a été pervertie par la pensée judéo-chrétienne. C’est pourquoi, dans la même optique, ils ont réfuté l’art qu’ils qualifiaient de "dégénéré", d’art sans art, car il ne représentait pas la nature, c’est-à-dire le réel.

C’est l’un des points abordés dans cet important recueil d’articles qui balaie le sujet du national-socialisme en profondeur. Johann Chapoutot (université Sorbonne Nouvelle Paris-3), l’un des meilleurs connaisseurs français de ce domaine, montre comment les nazis ont réécrit l’histoire en la fantasmant. Loin de réduire le nazisme à une folie, il en explore les tréfonds pour mettre en évidence une sorte de logique mortifère, une vision du passé et donc de l’avenir bricolée à coups d’angoisse, d’apocalypse et de dégénérescence.

L’auteur de La loi du sang (Gallimard, 2014) met en évidence le poids des biologistes, des médecins et des juristes dans la construction d’une idéologie fondée exclusivement sur la notion de race. Pour Hitler et ses affidés, l’Empire romain a chuté dans la décadence à cause des juifs et des chrétiens. Il faut donc revenir à la race, au droit, à la force germaniques.

En faisant appel à de nombreux textes, souvent méconnus, Johann Chapoutot révèle cette fascination singulière des nazis pour le réel. Cette attitude s’accompagne paradoxalement d’une dissimulation de la réalité de leur projet derrière une novlangue, comme s’ils mesuraient le poids de leurs crimes sans nom pour soi-disant remettre le monde à l’endroit. L’historien revient ainsi sur la figure d’Eichmann en "criminel de bureau". Il considère, documents à l’appui, que ce fut une posture devant les juges à Jérusalem et que l’homme a toujours été un fanatique antisémite qui a fait bien plus qu’obéir aux ordres.

Après l’étude de Christian Ingrao sur l’utopie nazie (La promesse de l’Est, Seuil, 2016), Johann Chapoutot pousse le curseur d’un cran pour tenter de dire le pourquoi et d’entrer d’une certaine façon dans l’œil du nazisme. Il explique que cette doctrine ne s’est pas manifestée que par sa brutalité extrême. Elle fut accompagnée d’un surgissement de profonds traumatismes médiévaux, de la peur de disparaître, du fantasme du sang souillé, du retour à la pureté de la race et de la volonté d’installer un "Reich de mille ans", dans un nouvel "espace vital" (Lebensraum) libéré des juifs (judenfrei).

Dans ce bazar d’idées rances s’invitent aussi la haine des Lumières, de la Révolution française, et la réappropriation d’un Kant à la sauce nazie qui exclue l’universalisme prôné par le philosophe de Königsberg.

Johann Chapoutot a raison de parler de "révolution culturelle nazie" si l’on prend le mot révolution dans son sens premier, copernicien, qui consiste à revenir à son point d’origine et non pas de faire table rase du passé. On comprend alors pourquoi cette révolution tourne en rond. Elle n’avance qu’en faisant le vide autour d’elle. Ce système qui s’était présenté pour servir le peuple allemand n’avait finalement que vocation à le détruire.

Laurent Lemire

Les dernières
actualités