Photo OLIVIER DION

Finalement, de la traversée des miroirs on se fait tout un monde, et puis... Prenons Béatrice Commengé. Elle a 25 ans dans le Paris des années 1970, vient d'Alger, prépare une thèse sur Anaïs Nin et Henry Miller. Comme tout le monde, elle voudrait bien travailler dans le cinéma. Comme personne, elle n'a aucune ambition littéraire. « Et sans m'en rendre compte, imperceptiblement sans doute, je suis passée de l'autre côté », dit-elle. Du côté de l'écriture, au moins. Celle de livres attendra encore un peu, mais coulera de source, jusqu'à ce jour de 1985 où paraît chez Olivier Orban La nuit est en avance d'un jour, son premier roman. Depuis, dix autres titres lui ont succédé ; chacun d'entre eux, à des degrés divers, frayant d'une gracieuse familiarité avec les écrivains perçus comme autant de frères ou de pères invisibles. Ainsi de ces minces et très belles Flâneries anachroniques qui nous parviennent aujourd'hui, à l'enseigne des éditions Finitude (où, introduite par son ami Christian Estèbe, Béatrice Commengé avait déjà publié voici deux ans un non moins précieux Voyager vers des noms magnifiques). L'auteure y répond scrupuleusement au vers de Cendrars, "quand tu aimes (les écrivains, en l'occurrence), il faut partir ». Mais pas n'importe où, et surtout pas où on l'attend. Elle divaguera donc joliment, des hôtels parisiens de Miller à la jeunesse triestine de Svevo, en passant par l'Athènes rêvée d'Hölderlin, l'Inde de l'enfance de Durrell ou les chambres d'amour de Diderot et Sophie Volland. Tout chez elle est prétexte à voyage et chaque voyage est un pré-texte.

Ce serait donc l'histoire d'une fille élevée dans une bibliothèque, celle de son père (« je ne lisais pas pourtant, mais il faut croire que mon père a finalement gagné... »), qui rêvait enfant d'Amérique, qui passe son temps à aller voir ailleurs si elle y est et à apprendre des langues nouvelles (dernièrement l'espagnol, parce que c'est joli et pratique et lui permet de faire bonne figure au jury du prix Caillois, dont elle est membre...) et ne craint qu'une chose : devoir conjuguer à la première personne du singulier le verbe habiter. "Lorsque enfant je suis rentrée d'Algérie et me suis installée avec mes parents en Dordogne, je me suis dit, assez sereinement somme toute : voilà, mon enfance est finie, à compter de ce jour je suis apatride." Après tout, Barthes écrivait bien qu'"il n'est pays que de l'enfance »...

« Ne pas lâcher la vie »

Cet exil, doux et intérieur, est le fil rouge de son prochain récit, centré sur Durrell. Le reste, sa vie, on la trouvera donc dans ses livres ("chacun d'eux est un paysage » dit-elle), ceux qu'elle écrit sur tous ceux qu'elle a lus, ou traduits, comme Anaïs Nin. "Je suis intéressée par les destins qui basculent, dit-elle. Comment par exemple, chez Hölderlin, la perte d'un amour mène à une espèce de folie douce... C'est quelque chose que j'ai connu ailleurs... Chez mon père... Au fond, le seul écrivain solaire de ma "famille", c'est Henry Miller. J'aime chez lui, notamment, son obsession anti-flaubertienne de ne pas lâcher la vie pour l'écriture. » Elle assure également qu'elle va et vient entre deux pôles : Rilke et Fitzgerald. De sa maison de La Frette, aux auspices chardonniens, elle ne dit rien en revanche, et parle plus volontiers de son studio parisien où depuis peu elle se réfugie chaque matin pour écrire.

Quand tu aimes, il faut le dire, aussi ; alors Béatrice Commengé parle, très gentiment, de ceux qu'elle aime. Des livres de Vila-Matas ou de son amitié, un peu inattendue et très profonde, pour Amélie Nothomb, dont elle dresse un portrait ourlé de fidélité. Comme elle constate "aller de plus en plus vers le personnel », elle croit qu'un jour elle parviendra à écrire vraiment sur l'Algérie de son enfance. Ce serait bien, car parler lui est quand même une façon de ne point trop se dévoiler. C'est de bonne guerre.

Flâneries anachroniques, de Béatrice Commengé, Finitude, tirage : 1 500 ex., 12 euros, 96 p., ISBN : 978-2-36339-004-2. Sortie : 24 février.

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