Si la photo est bonne. « En France, on n'est pas acteur si l'on n'a pas été photographié par les Studios d'Harcourt. » Cette phrase des Mythologies (1957) de Roland Barthes dit tout le poids symbolique du cliché soigné. C'est pour éprouver la sensation de partager la vie de Danielle Darrieux, Jean Marais, Viviane Romance ou Maurice Chevalier qu'on entrait au 49, avenue d'Iéna, près de la place de l'Étoile, dans cet hôtel particulier où se croisaient Français et Allemands durant l'Occupation.
Pour documenter l'activité de cette entreprise, Nicolas Ragonneau et Bénédicte Vergez-Chaignon ont ouvert « la boîte de Pandore » selon l'expression de Jérôme Prieur dans sa préface. Après le travail pionnier de Françoise Denoyelle (Studio Harcourt. 1934-2009, éditions Nicolas Chaudun, 2009), ils ont choisi de se concentrer sur l'époque du Paris allemand. Car durant ces années noires, l'activité du studio ne faiblit pas. Germaine Hirschfeld (1900-1976), Juive anglaise d'origine allemande, devenue Cosette Harcourt entre les deux guerres, cède la direction de la société. Elle en a fait une entreprise florissante car elle a compris ce que recherchait le client : se montrer tel qu'il se voit, tel qu'il voudrait qu'on le voie. Et pour peaufiner l'idée que l'on se fait de soi, la retouche est faite d'abord sur le modèle via le maquillage puis sur le négatif.
À la tâche, les photographes - on les nomme « opérateurs » - sont le plus souvent anonymes derrière la griffe Harcourt, sauf pendant l'Occupation où les noms de Raymond Voinquel, Roger Forster et Aldo Rossano Graziati dit G.R. Aldo apparaissent. On en sait désormais plus sur eux grâce à ce livre. L'interdiction par les autorités allemandes de prises de vues en extérieur favorise le retour aux studios. Loin des instantanés d'un Raoul Minot pris à la dérobée (Philippe Broussard, Le photographe inconnu de l'Occupation, Seuil, 2025), l'Occupation sous l'angle Harcourt, ce sont d'abord des acteurs, des écrivains, des militaires, des notables. Avec une cinquantaine de clients par jour, Harcourt a continué son activité, mais sans connivence idéologique, à la différence d'une société comme Photomaton, qui propose en 1941 ses machines aux autorités allemandes pour photographier les Juifs dans les camps afin de constituer des dossiers...
Alors « boîte de Pandore » ? Oui et non. Harcourt a certes travaillé entre 1940 et 1944, comme d'autres acteurs de l'industrie culturelle, mais surtout il a continué à faire vivre un monde parallèle, idéalisé, celui des apparences. On le voit bien. Peu de ministres figurent dans la base de données, à part Pierre Laval venu se faire tirer le portrait après son renvoi du gouvernement en 1941. En revanche, Bernard Grasset apparaît en quasi-sosie du Führer. En fait, ce livre abondamment illustré fait plus que lever un voile sur l'histoire de la photo durant l'Occupation. Il éclaire le regard sur l'imaginaire de l'Occupation, c'est-à-dire sur ce qui continue lorsque tout s'est effondré.
Harcourt. Les années noires et grises. Un studio photo sous l’Occupation
Denoël
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 35 € ; 224 p.
ISBN: 9782207186275