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Bibliothèques et populisme

La cour fédérale du district d'Austin au Texas - Photo Wikimedia Commons

Bibliothèques et populisme

 

 

 

 

 

 

 

 

Livres Hebdo nous apprend que le juge fédéral du Texas, Robert Pitman, vient d’ordonner aux autorités publiques et aux bibliothécaires du comté de Llano de remettre en rayons des ouvrages qui en avaient été retirés sous la pression de communautés conservatrices en raison de leurs contenus prétendument licencieux. C’est une excellente nouvelle pour le pluralisme et la démocratie. C’est aussi, sur ce plan, une confirmation du rôle central et spécifique des bibliothèques, bien différentes de ce point de vue des autres activités culturelles (arts du spectacle, arts plastiques, édition) dont on attend, au contraire, qu’elles assument leurs partis-pris.

Le Washington Post avait longuement exposé les faits dans un article du 17 avril 2022, en montrant qu’ils étaient révélateurs d’une dérive croissante affectant plusieurs états américains. Des groupes de pression chrétiens ou affiliés au Tea Party cherchent à y remodeler les bibliothèques publiques à leur ressemblance en contrôlant les contenus relatifs au sexe, au genre et à tout autre sujet leur paraissant « inappropriés ». Parmi leurs cibles, des livres traitant de la question raciale comme Caste : the Origins of our discontents d’Isabel Wilkerson, prix Pulitzer 2020. Cette dérive trouve une énième illustration avec la loi que Ron De Santis, gouverneur de Floride et possible candidat républicain à la Présidence des Etats-Unis, vient de promulguer pour contrôler les acquisitions des bibliothèques, avec un titre provocateur, bien dans l’air du temps : WOKE (Wrong to Ours Kids and Employees).

Concernant Llano, c’est à la suite de la plainte d’une certaine Bonnie Wallace auprès du président du gouvernement du comté que les milieux conservateurs ont multiplié les pressions contre des bibliothécaires. Cette campagne a gagné sur toute la ligne en obtenant, premièrement, l’épuration des rayons pour enfants de livres comme la BD Cuisine de nuit de Maurice Sendak ou Le Bonhomme de neige qui pète ; deuxièmement, le remplacement des membres du conseil d’administration des bibliothèques par ceux-là même qui avaient mené l’attaque, dont Bonnie Wallace ; troisièmement, le licenciement de la bibliothécaire en chef pro-pluralisme d’une annexe du réseau, Suzette Baker.

Devant cette évolution inquiétante, les défenseurs de la démocratie ne restent pas les bras croisés explique le Washington Post. Par exemple, John Chrastka, l’influent directeur d’Every Library, la principale organisation nationale à but non lucratif d’aide au développement des bibliothèques américaines, affirme que « quand un conseil d’administration est motivé par une idéologie politique ou un agenda religieux il cesse d’être une institution publique car il ne sert pas l’ensemble de la population ». Il rappelle que les conseils d’administration des bibliothèques sont désignés pour protéger les droits de l’ensemble de la population et faire respecter le premier amendement de la constitution américaine en matière de liberté d’expression. La décision du juge fédéral du Texas ne fait qu’appliquer cet amendement.

Bien que le contexte politique et sociétal américain soit différent du nôtre, des dérives du même genre sont possibles en France. On a pu s’en apercevoir, à la fin des années 90, lorsque des municipalités d’extrême droite sont intervenues directement dans les politiques documentaires de certaines bibliothèques et ont poussé des bibliothécaires à la démission. On peut rappeler aussi la campagne que Marie-Claude Monchaux mena dans les années 80 pour censurer les bibliothèques jeunesse au nom de l’ordre moral. Sans compter le zèle avec lequel il arrive que des élus de tous bords continuent à s’immiscer plus ou moins discrètement dans les choix des bibliothécaires, la plupart du temps au nom … de leur passion pour la littérature ou de leur souci du public.

L’article du Washington Post est important car il nous aide à distinguer ce qui différencie la démocratie culturelle du populisme. En effet, sous un certain angle, les revendications de Bonnie Wallace ont l’apparence de la démocratie puisqu’elles viennent d’un usager et qu’en plus, paraît-il, 80% de la population du comté de Llano sont acquis aux idées chrétiennes conservatrices. Mais, cette invocation du fait majoritaire ne suffit pas à caractériser une véritable démocratie culturelle dès lors qu’elle débouche sur une négation des minorités et conduit, en l’occurrence, à une conception unilatérale des politiques d’acquisition.

Les acquisitions en bibliothèque publique n’ont pas pour finalité d’exprimer les inclinations personnelles de tel ou tel bibliothécaire ou les orientations d’un conseil municipal. Elles supposent, au contraire, un effort de distanciation propre à tout professionnalisme. Celui-ci, à la différence de l’amateurisme ou de l’intuition, consiste à explorer l’ensemble du champ éditorial, sans exclusive, pour en faire valoir, dans un esprit d’ouverture et de découverte, toute la richesse et la diversité et pour permettre à chaque lecteur de choisir en toute liberté. Or, c’est justement ce professionnalisme qui a été contesté par les dirigeants du comté de Llano puisqu’ils ont exclu du conseil d’administration de la bibliothèque, comme par hasard, un certain Richard Day bien qu’il fût ou parce qu’il était titulaire d’un master en bibliothéconomie…

Il n’est pas question d’opposer de façon corporatiste le professionnalisme aux usagers ou aux élus. Mais, reconnaître sa légitimité et sa spécificité conforte les bibliothèques dans leur rôle de véritables corps intermédiaires de la culture. C’est pourquoi, tout en applaudissant la défense du pluralisme porté par la loi sur les bibliothèques de décembre 2021, je ne peux que m’interroger, une fois de plus, sur son article 7, qui stipule que les bibliothécaires doivent soumettre à délibération les orientations de leurs politiques documentaires. Certes, on peut faire confiance à la sincérité des initiateurs de cette loi quand ils assurent qu’il ne s’agit pas de contrôler a priori les acquisitions. Mais, alors, à quoi cela sert-il sinon, le cas échéant, à transférer la responsabilité ultime des choix documentaires aux élus municipaux ?

La vérité est que le champ de la lecture publique est ouvert à tous les publics, à tous les contenus et quelles que soient les circonstances. Dans un tel contexte, les orientations documentaires sont en réalité un processus. C’est aux bibliothécaires qu’il incombe, non pas de les appliquer, mais de les construire et de les faire évoluer sans cesse, dans une démarche dynamique et interactive.

Que les élus soient responsables de la politique culturelle, cela va de soi. Par exemple, la création d’un nouveau département thématique dans une bibliothèque doit évidemment faire l’objet d’un projet de service soumis aux tutelles. L’acceptation d’un don important engageant la collectivité doit, lui aussi, être voté. Et, surtout, le recrutement et l’évaluation des bibliothécaires est du ressort des maires. Mais, on hésite à imaginer à quoi peut servir un contrôle a priori des acquisitions courantes alors que des bibliothécaires ont été formés et recrutés pour s’en occuper, comme Richard Day à Llano.

Ce qui peut sembler anodin dans un contexte apaisé ne l’est plus quand la situation se tend comme aux Etats-Unis ou peut-être un jour en France si des majorités populistes des deux bords investissent les conseils municipaux. Ne perdons pas de vue également le paysage international qui voit l’Etat de droit issu des Lumières remis en question, de toutes parts à travers le monde, souvent par des intellectuels de haut vol pourtant issus des meilleures universités occidentales (cf. Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde, Michel Duclos, éditions de l’Observatoire, 2023). Sans exagérer le rôle des bibliothèques il faut admettre que leur degré de liberté est un marqueur parmi d’autres de la démocratie.

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