Quand arrivèrent les premiers métiers à tisser mécaniques, lors de la révolution industrielle, les luddites (nommés d'après un supposé Ned Ludd) cassèrent les nouvelles machines parce qu'ils avaient l'intuition qu'elles allaient leur enlever leur travail. Le progrès technique, allié de la croissance économique, élimine les modèles les moins productifs. Cette destruction, selon l'économiste autrichien Schumpeter, est à la fois inéluctable et salutaire car créatrice de nouveaux types d'emplois. Avec la révolution numérique, à la fin du siècle dernier, une aube neuve se levait : l'Internet permettrait des échanges plus fluides et, en plus, gratuits ! Nous serions désormais un seul monde connecté.

Mais le rêve californien tel que vendu par la Silicon Valley semble avoir viré au cauchemar orwellien. Les geeks libertaires trop cool se sont révélés de redoutables entrepreneurs néo-libéraux contrôlant notre espace intime. Sous couvert de gratuité, les utilisateurs des plateformes et autres réseaux sociaux se voient (sans voir, la « dépossession » est indolore) dépouillés de leurs données personnelles. Les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et consorts monnayent des informations sur nos vies privées. Nos interactions sur la Toile et agissements impliquant des engins cognitifs (mobiles, caméras de surveillance, capteurs divers et variés) infléchissent quotidiennement nos choix. Vous écrivez un texte sur l'écran, et c'est un deuxième texte, « texte fantôme », qui s'écrit sans que vous en ayez conscience. De vos recettes préférées à vos problèmes de peau, de vos conversations politiques à vos photos de vacances... Tout ce qui vous touche est passé au tamis des algorithmes, votre existence entière se retrouve numérisée pour être vendue à des entreprises dont vous êtes les potentiels clients. Dans 1984. de George Orwell, « Big Brother vous regarde », dans la vraie vie c'est « Big Data ». L'auteure de L'âge du capitalisme de surveillance Shoshana Zuboff l'appelle « Big Other » : « Cette marionnette douée de sens, qui se meut grâce aux ordinateurs et au réseau Internet et qui restitue, contrôle, calcule et modifie le comportement humain. »

Ainsi n'est-ce plus « la main invisible » de la saine concurrence, selon Adam Smith, mais bien le cerveau et le portefeuille des géants du Net, ceux que Zuboff nomme les « capitalistes de surveillance », qui, au mépris de la législation anti-monopole et des règles de confidentialité, régissent le marché. La professeure émérite de la Harvard Business School déconstruit ce système omniscient et ubiquitaire. « Surplus comportementaux » (la manne informationnelle), « division de l'apprentissage » (afin de mieux contrôler)... Elle forge des concepts et fourbit des outils d'analyse pour mieux combattre l'infernal mécanisme au masque convivial et ludique. Shoshana Zuboff n'est pas une luddite, non, elle croit seulement à un progrès au service du vivant, et qui ne se fasse pas au détriment de l'autonomie du sujet. Être critique du présent c'est préparer demain, et préserver « un avenir humain ».

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