Essai/France 25 mars Julie Neveux

On ne sait plus parler français !, se morfondent les Cassandre littéraires. Syntaxe aléatoire, solécismes à foison, barbarismes, impropriétés en veux-tu en voilà, nos classiques se retournent dans leurs tombes, sans parler de l'intrusion de termes techniques indésirables. Pire : de mots anglais (ou plutôt globish, en goblal english, ce sabir anglophone mondialisé). On est envahi, qu'ils disent, les puristes de la langue, c'est le grand remplacement lexical, le tohu-bohu grammatical, il n'y a plus qu'à faire l'autodafé des dictionnaires. Si, pour les Académiciens, ça sent le sapin, pour Julie Neveux, linguiste et auteure d'une « enquête linguistique sur le XXIe siècle », Je parle comme je suis, la langue fleure bon. Elle est toujours bonne à sentir et à ressentir, à décortiquer. La langue, quelle qu'elle soit, la langue dans tous ses états : mâtinée de locutions de « djeunz », truffée d'expressions d'internautes, édulcorée par le politiquement correct ou colorée par la conscience écologique, exhale l'air du temps. La langue est l'essence même de ce que nous sommes hic et nunc, elle parle de notre époque, de notre société, de nous en tant qu'individu historique.

Avant d'être un homo sapiens, l'humain est un homo linguisticus, rappelle la maître de conférences en linguistique à l'Université de Paris-Sorbonne et également dramaturge. « Nous parlons à d'autres qui nous parlent, telle est la réalité humaine », énonçait Benveniste dans Problèmes de linguistique générale (1966). Les mots sont déjà là et on « absorbe et véhicule des modes langagières, en recycle d'anciennes, se prend d'engouement pour tel vocabulaire, telle préposition ». Par exemple l'emploi de la préposition « sur », qui donne à l'utilisateur de ladite préposition des airs d'expert : On est sur du 100 % coton bio, on est sur de la vache au lait cru... Avec « sur » on est sur du lourd. Julie Neveux note encore cette expression qui fait florès ces temps-ci, « en mode » : en mode burn-out, en mode vacances, en mode cougar. Comme si nous étions dotés de fonctionnalités, de boutons « on/off ». Sous l'ère hypertechnologique s'épanouit enfin le vieux rêve de l'homme-machine. On n'arrête pas le progrès ; non contents du feu sacré qu'a dérobé pour nous Prométhée, nous voudrions, dans notre déni de la mort, un au-delà de l'humain, et de ses accidents.

Internet a révolutionné nos vies et partant notre façon de parler. « Connecté », « bugger », « googl(is)er », « selfie », « hashtag » les termes foisonnent, qui font référence à la Toile ou aux smartphones. Les emojis sont devenus une nouvelle ponctuation. Au-delà de la morphologie des mots, ce sont les phénomènes sociaux qu'analyse la linguiste : environnement (éco-quelque chose) ou paupérisation (uberisé), guerre des sexes (manspreading, charge mentale), ou incivilité sans visage et banalisation de la violence sur les réseaux sociaux (troller). Les mutations lexicales n'épargnent pas l'amour, surtout s'il se rencontre sur un site. Julie relève le paradoxe : « Jamais nous n'avons été aussi sentimentaux, et jamais nous n'avons été aussi peu romantiques. » Lingua franca du consensus mou, tics et tocs sont passés au peigne fin : « Bonne continuation » pour « portez-vous bien », chez les jeunes « BDR », acronyme d'au bout du rouleau. Que ce soient les évolutions linguistiques ou sociétales, Julie Neveux en parle avec pertinence et brio. Sa langue est vivante, on n'est pas sur du bois.

Julie Neveux
Je parle comme je suis : ce que nos mots disent de nous : enquête linguistique sur le 21e siècle
Grasset
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 euros ; 304 p.
ISBN: 9782246821731

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