Société

Ce que le passe sanitaire fait aux bibliothèques

Ce que le passe sanitaire fait aux bibliothèques

"Là où les bibliothécaires créent du lien, dressent un pont entre les citoyens, ils se retrouvent à tenir une porte, à garder une barrière. La construction d’un lien de confiance est brisée avec une partie des usagers qui expriment leur colère parfois avec violence."

La crise sanitaire vient questionner les institutions et leur définition. Les bibliothécaires en font l’expérience dans une certaine douleur. Les grèves et manifestations persistent pour protester contre le contrôle du passe sanitaire comme ici à Limoges ou là à Grenoble. L’ABF a confirmé ce sentiment à travers l’enquête qu’elle a lancée récemment. Plus de 2800 réponses ont été recueillies, signe d’une mobilisation massive et d’un besoin d’expression d’un mécontentement. Les réponses se concentrent sur les bibliothèques municipales (96%) révélant ainsi que les équipements qui ne sont pas soumis au passe sanitaire ne connaissent pas le malaise qu’il suscite. Et, sans surprise, 88% des bibliothécaires ayant répondu sont hostiles au maintien de ce contrôle et encore plus à son extension aux 12-17 ans.

Cherchons les sources de ce malaise.
 
La mise en doute de l’usage informel de l’espace

La fréquentation des bibliothèques a longtemps été pensée à travers le seul prisme de l’inscription. L’emprunt était l’usage dominant et légitime. Les collections étaient au cœur des bibliothèques et des bibliothécaires. Cette situation se fragilise : d’après les enquêtes Pratiques culturelles des Français, la part des inscrits parmi les usagers qui était de 74% en 1988 est passée à 68% en 2008 et 56% en 2018. Cela signifie que, de plus en plus, l’usage de la bibliothèque ne suppose pas de carte d’inscription. Ce rapport informel au lieu et aux services qu’il offre est profondément heurté par le contrôle du passe sanitaire qui conditionne l’accès à la bibliothèque. Désormais, les publics doivent entrer en interaction avec le personnel et se soumettre à cette obligation. La fluidité d’une fréquentation impromptue est devenue impossible.

Les bibliothécaires qui savent être discret(e)s avec les usagers timides ou agoraphobes et accueillants avec les personnes en quête de relations sociales, se retrouvent à devoir imposer un contrôle. Celui-ci est à rebours de l’ouverture à tous les publics qui anime les professionnels. C’est brutal et difficile à accepter tant leur identité professionnelle se trouve remise en question. Là où les bibliothécaires créent du lien, dressent un pont entre les citoyens, ils se retrouvent à tenir une porte, à garder une barrière. La construction d’un lien de confiance est brisée avec une partie des usagers qui expriment leur colère parfois avec violence. Les professionnels témoignent de propos les renvoyant à la collaboration ou à la répression policière. Ces situations difficiles à surmonter usent les équipes en accroissant la charge de travail encore augmenté quand l’un(e) entre en congé de maladie.
 
Équipement culturel ou essentiel ?

Par tradition, les bibliothèques relèvent du domaine culturel que ce soit pour le personnel (filière culturelle), le ministère de tutelle ou (le plus souvent) l’organigramme de la collectivité locale. Cet ancrage les rapproche des musées ou du spectacle vivant. De ce fait, s’applique à elles un protocole commun alors qu’elles sont si différentes. Au contraire des autres, une partie non négligeable de leur fréquentation est très régulière. 60% de leurs usagers viennent au moins une fois par mois et 22,5% une fois par semaine. Cela tranche avec la fréquentation constitutivement plus épisodique des musées, théâtre et salles de concert où les spectateurs se rendent ponctuellement. D’après l’enquête "Pratiques culturelles des Français" de 2008, la part des visiteurs de lieux d’exposition, de patrimoine ou de spectacles vivants ayant effectué une à deux visites dans l'année représente plus de 60% du total. 

Du point de vue de leur fréquentation, les bibliothèques se situent plutôt entre les supermarchés et les lieux culturels. Leur rattachement au monde de la culture ne correspond pas à leur réalité du point de vue de la manière dont elles sont appropriées par les usagers.  Après tout, les clients des supermarchés ne doivent pas présenter leur passe sanitaire à chaque visite… cela nous semble « normal » parce que nous appliquons sur cette pratique la grille de lecture des biens de première nécessité.

La définition de la bibliothèque ne prend pas encore assez en compte la manière dont les publics s’en emparent. Elle relève encore de visions institutionnelles seulement en cours de remaniement. Le rapport Orsenna/Corbin a acté le virage vers la fonction sociale des bibliothèques mais cela n’a pas été tellement relevé et il  résultait d'une démarche du ministère de la culture. Il faudrait souhaiter que le ministère en tire les conclusions et milite pour que l’obligation du passe soit levé pour les bibliothèques territoriales. Cela est possible puisqu'on a vu les librairies changer de rubrique et devenir des commerces de biens essentiels.  L'enjeu est important car les professionnels ont le sentiment de devenir invisibles aux yeux mêmes du gouvernement.
 
Sortir les bibliothèques du passe sanitaire

Le temps passe et cette mesure pèse sur les équipes et sur la relation des bibliothèques avec leurs publics. Il devient urgent que publics et professionnels puissent s’en affranchir. Le maintien du masque obligatoire offrirait des garanties suffisantes comme pour les musées selon un épidémiologiste (sur France-info le 4/11 à 12h25). Gageons que la tolérance ouverte à propos des sanctions en cas de non contrôle du passe pour les 12-17 ans soit un premier temps de desserrement de l'étau dans lequel ils sont contraints. 

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