David Meulemans ne débarque pas en terrain inconnu à Francfort. Depuis la création des Forges de Vulcain en 2010, l'éditeur n'a manqué aucune édition de la Foire allemande, une constance rare pour une maison indépendante française. « Beaucoup de maisons en France, quand elles se créent, voient Francfort comme un objectif lointain. Pour nous, dès le début, Francfort était important », explique-t-il à Livres Hebdo quelques jours avant le rendez-vous allemand, qu’il a précédé d’un fellowhip en Roumanie.
Cette année, l'enjeu commercial se cristallise autour de Doppelganger, roman de l'auteur catalan Gérard Guix qui incarne une stratégie d'acquisition audacieuse. Déjà en première sélection du Médicis étranger, le titre suscite « beaucoup de marques d'intérêt d'éditeurs européens », selon l’éditeur. L'objectif à Francfort : concrétiser ces contacts.
Un modèle d'acquisition inversé
La particularité de Doppelganger réside dans son processus éditorial atypique. « L’idée était d'acheter un texte étranger avant même qu'il soit exploité, de manière à travailler l'editing », détaille David Meulemans.
Pendant deux ans, l'auteur, la traductrice Carole Fillières et l'éditeur d’origine colombienne des Forges, Alejandro Ferrer, ont travaillé le manuscrit. Résultat : près d'un tiers du texte original a été coupé. « C'est une manière de dire qu'on a une compétence en editing. L'édition française a cette chance d'être suffisamment développée économiquement pour qu'on ait cette habitude de travailler les textes », souligne l'éditeur de 47 ans.
Cette approche permet aux Forges de Vulcain de commercialiser Doppelganger directement en espagnol, langue source du texte. Un avantage commercial non négligeable. « Je me suis rendu compte que nous avons de plus en plus d'éditeurs étrangers qui parlent davantage l'espagnol que le français », constate David Meulemans, qui cite son expérience à la foire de Prague où « les éditrices que j'ai pu rencontrer, quand je leur disais que pour tel ou tel texte on avait une version espagnole, étaient plus intéressée que par la version française ».
Alors que son agent Miléna Ascione, qui accompagne la maison depuis 2018, enchaîne les rendez-vous toutes les demi-heures « du début à la fin de Francfort », l'éditeur réserve systématiquement du temps pour arpenter la foire. « Je me force toujours à prendre une demi-journée, voire une journée complète, à faire tous les stands », explique-t-il.
Cette veille active vise trois objectifs : acheter, vendre et « repérer des choses auxquelles on n'aurait pas pensé, qui peuvent être de l'ordre de la commercialisation, de l'événementiel, des nouvelles technologies ».
Depuis 2023, deux éditeurs des Forges participent à Francfort, dont Alejandro Ferrer, dont la présence a « ouvert la porte vers le domaine hispanophone, mais dans les deux sens, dans l'acquisition de titres, mais aussi dans la vente de titres ».
Indépendance et coédition
Les Forges de Vulcain fonctionnent avec trois permanents et sept collaborateurs réguliers, pour une dizaine de titres par an alternant littérature générale et de genre, textes français et traduits. La croissance continue de la maison s'appuie sur des auteurs comme Gilles Marchand, « dont les romans maintenant sont systématiquement des best-sellers », et des auteurs étrangers comme Rivers Solomon ou Charles Yu, lauréat du National Book Award.
Pour certains titres nécessitant des investissements marketing importants, la maison a développé un partenariat avec Media Participations. « C'est un modèle de coédition. Simplement, chacun met de l'argent dans le titre et chacun se répartit les bénéfices », précise Meulemans, qui valorise particulièrement l'expertise multimédia du groupe. « C'est le premier groupe français qui a pensé vraiment les autres médias en s’intéressant très vite au cinéma, à l'audiovisuel ou aux jeux vidéo ».
La déception américaine et l’enthousiasme coréen
Quinze ans de Francfort permettent à David Meulemans, normalien et docteur en philosophie, de dresser un constat sans concession sur l'évolution des marchés. Le plus préoccupant concerne les États-Unis, un pays dont est issue une partie de sa famille et dans lequel il a vécu. « J'ai vraiment l'impression que les États-Unis sont devenus un État-nation comme les autres. On a un peu renoncé à une vocation d'universalité », regrette-t-il. « C'est un des marchés les plus durs à pénétrer. Je trouve que les éditeurs et éditrices ne se rendent pas compte qu'une manière pour eux de s'engager politiquement, de lutter contre une dérive de leur propre pays, c'est au contraire d'aller chercher ailleurs de la nouveauté, des voix différentes ».
À l'inverse, la montée en puissance de la Corée l'enthousiasme, grâce à un « travail qui a commencé il y a 25 ans » en matière de soft power. « Ils ont compris que travailler la culture sur le long terme, ça passe aussi par un investissement dans la diplomatie culturelle ». Pour l’éditeur, « les plus belles années de la Corée en France sont plutôt devant nous ».
Il observe également l'émergence de nouveaux marchés, notamment dans l'ex-Yougoslavie, où « chaque pays s'est doté d'un marché de l'édition fonctionnel ».
Optimisme prudent sur le marché français
Malgré l'anxiété ambiante, David Meulemans affiche une certaine sérénité. « Le paradoxe, c'est que je rencontre beaucoup de gens qui sont un peu anxieux, alors qu'en fait, pour les Forges, tout va très bien. On a des bons résultats économiques, les gens aiment nos livres, on gagne des prix », se satisfait-il.
« Il y a une évolution du marché du livre, note-t-il cependant, notamment la fiction, qui commercialement n'est pas très bonne. Un des noyaux des lecteurs, c’étaient les 45-65 ans et ils lisent moins qu'avant. On blâme toujours la jeunesse, mais finalement, la jeunesse lit toujours beaucoup, d'une façon différente ».
Sur les fermetures de librairies, il relativise. « Il est quand même possible qu'une très grande part de ces fermetures soient des librairies qui ont été créées après l'euphorie du Covid, et donc des librairies assez fragiles. Peut-être qu'on est juste dans une période de rectification ».
Plutôt confiant dans l’avenir proche, sa stratégie de diversification vise à créer des ponts avec d'autres industries culturelles, « de manière que quand l'une des industries sent le froid, les autres puissent prendre le relais temporairement ». Une vision pragmatique qui résume son approche : construire sur le temps long, tout en saisissant les opportunités internationales au meilleur moment.