Edmond Thomas, fondateur des éditions Plein Chant, est décédé samedi 18 octobre à l'âge de 81 ans. Peu connu du grand public, celui qui exerça presque tous les métiers du livre était une source d'inspiration et d'admiration pour de nombreux éditeurs et éditrices indépendants dont il fut non seulement l'imprimeur mais aussi le mentor. « Nous perdons quelqu'un d'extrêmement précieux, il est devenu une grande référence tant par le soin qu'il apporte au livre que par la construction de son catalogue », estime Cédric Biagini des éditions L'échappée, qui viennent justement de publier l'ouvrage Plein Chant : histoire d'un éditeur de labeur, paru le 12 septembre.
Dans ce livre, issu d'une série d'entretiens menés sur plusieurs années par Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier, Edmond Thomas revient sur l'aventure que furent sa vie et sa maison d'édition, dédiée à la défense « des auteurs prolétariens dédaignés, des graveurs méconnus, de petits poètes signant de grands poèmes, soit autant de destins littéraires et artistiques oubliés, demandant à l’être un peu moins ». Un ensemble éclectique et néanmoins cohérent, qui rassemble plus de 500 livres dont la quasi-totalité fut fabriquée par ses soins, Edmond Thomas n'ayant abandonné l'impression que dans les dernières années de sa vie.
Enfant ouvrier
« C'était vraiment un amoureux du livre dans sa textualité et dans sa matérialité », raconte Cédric Biagini qui lui avait rendu visite en septembre avec une dizaine de personnes, chez lui, en Charente. « Il avait une vénération pour le livre, il en achetait des milliers, il y a consacré toute sa vie depuis ses 14 ans », confirme Thierry Boizet, cofondateur avec Emmanuelle Boizet des éditions Finitude, dont la création est intimement liée à leur rencontre avec Edmond Thomas. Celui-ci fut d'abord client de leur librairie de livres anciens, puis leur imprimeur durant les dix premières années de la maison. « C'est lui qui nous a appris tout ce qu'on sait de ce métier », confie-t-il.
Le métier, ou plutôt les métiers du livre, Edmond Thomas les a découverts en travaillant dès son plus jeune âge. Né en 1944 à Paris au sein d'une famille modeste, il grandit dans le XVe arrondissement et entre en apprentissage industriel dès l'obtention de son certificat d'études primaires. Renvoyé, il devient manœuvre aux ateliers de reliure industrielle de Brodard & Taupin, exerçant également d’autres métiers du livre : brochure, édition, librairie ancienne. Animé d'une insatiable curiosité, il fréquente assidûment les librairies, se passionnant notamment pour la poésie et la littérature du XIXe siècle.
Les Voix d'en bas
En 1971, il crée à Paris la revue Plein Chant, des cahiers de poésie tirés à 150 ou 200 exemplaires, avant de quitter la capitale l'été de cette même année pour s'installer à Bassac, en Charente, où il crée une petite maison du même nom que sa revue. Il y fait notamment la connaissance du tonnelier-poète Pierre Boujut, fondateur de la revue La Tour de Feu, installé tout près à Jarnac, ainsi que de Jean-Paul Louis, fondateur des éditions du Lérot. D'autres échanges et compagnonnages marquent son chemin, comme avec Georges Monti, fondateur du Temps qu'il fait, ou encore avec Henry Poulaille, auteur du Nouvel âge littéraire dont il contribuera à faire connaître l'œuvre.
En 1979, encouragé par François Maspero, il signe Voix d’en bas, une somme consacrée à la poésie ouvrière du XIXe siècle. « Voix d'en bas », c'est aussi le nom d'une collection des éditions Plein Chant, ouverte aux « écrivains du peuple, des années 30 et d’aujourd’hui ». Se donnant pour mission de faire découvrir ou redécouvrir des auteurs méconnus, il accueille ainsi au fil des ans Jean Prugnot, Neel Doff, Georges David, Raymond Ceuppens, Marius Noguès, Lucien Bourgeois, Patrice Thibaudeau, Tarjei Vesaas, Paule Adamy, le graveur Clément Moreau, la poétesse Marcelle Delpastre… Jusqu'à sa mort, il publiait encore plusieurs titres chaque année, dont deux nouveautés.
« Aller chercher des curiosités, des livres rares, décalés, c'est l'anti-éditeur actuel. Il restait sur ses passions et c'était au lecteur d'aller le chercher, d'autant plus qu'il n'avait pas de diffuseur-distributeur », explique Cédric Biagini qui met Plein Chant à l'honneur dans la librairie Quilombo, à Paris, avec un espace dédié.
Refus de parvenir
Imprimeur pour certaines maisons, Edmond Thomas a ainsi travaillé avec Le Dilettante, Claire Paulhan, Finitude, Pierre Ménard, Interférences, les éditions des Cendres… Si les éditions Finitude ont changé d'imprimeur lorsque les tirages ont dépassé les 4 000 copies, la relation d'amitié est restée. « Il était toujours en train de ronchonner, se remémore Thierry Boizet. Quand on l'avait au téléphone, il râlait pendant dix minutes mais à la fin de la conversation il était de très bonne humeur. » Ou encore : « Il était horrifié par ma manière de faire des paquets : il était persuadé qu'un bon éditeur devait savoir en faire, dès que celui-ci était trop lâche ou que les angles n'étaient pas parfaits, ça l'agaçait beaucoup. »
Exigeant, l'auteur, éditeur et imprimeur n'en était pas moins généreux avec celles et ceux qu'il avait « adoubés », montrant ses techniques d'imprimerie, partageant ses savoir-faire et son érudition, ouvrant sa « grande maison remplie de livres à ras-bord », comme s'en souvient Thierry Boizet. « Il avait une bibliothèque exceptionnelle, la plus belle bibliothèque privée que j'aie vue », se rappelle aussi Cédric Biagini. « C'était quelqu'un d'absolument exceptionnel, qui a toujours été dans le refus de parvenir, il n'avait aucune ambition, ni financière, ni de reconnaissance », poursuit l'éditeur. Une reconnaissance obtenue malgré tout, pour cet enfant ouvrier devenu « patron » d'une maison engagée.