Le chagrin et la rancœur. Un jour de novembre 2013, un couple de retraités, Georgette et Bernard Cazes, tous deux octogénaires, étaient retrouvés allongés sur leur lit, main dans la main, suicidés dans une chambre de l'hôtel Lutetia, palace parisien bien connu. Relançant déjà le débat sur le droit à mourir dans la dignité, ce fait divers, nourri des ombres de la guerre et de la déportation, connut à l'époque un large écho médiatique. On en parla, puis moins, puis on l'oublia. Pas Émilie Frèche, autrice d'une quinzaine de livres et nourrie depuis vingt ans des lignes de fracture de notre société − identitaires, historiques et autres. Elle nous offre avec Les amants du Lutetia une libre variation, essentiellement romanesque, autour de ce geste aussi beau que, finalement, grandiloquent.

Ils s'appellent Ezra et Maud Kerr. Inséparables, charmants et capricieux, ils sont depuis des décennies le couple vedette de la publicité française. Leur heure de gloire a joué les prolongations. Seulement voilà, s'ils portent toujours beau, s'étendent désormais sur eux les lumières du crépuscule. Alors, sans crier gare, ils quittent leur sublime domaine du sud, « Les Bulles », à l'architecture des années 1970 à la fois contemporaine et déjà datée, et mettent fin à leurs jours ensemble dans une chambre du Lutetia, laissant une lettre à l'intention de leur fille unique, Éléonore. Celle-ci s'apercevra bien vite que ce geste tragique, leur dernier coup de pub, est aussi la signature de leur volonté de toujours laisser le réel se plier à leurs désirs. Et qu'il y a quelque chose de bouleversant jusque dans le narcissisme dévoyé de cet acte.

Éléonore, la narratrice du livre, aura donc dû se faire sa place auprès de parents aussi flamboyants dans la mort que dans la vie. Pas une mince affaire... Émilie Frèche nous montre comment cette femme, infiniment touchante, doit composer à la fois avec son chagrin et sa colère. Ce qui est en cause ici, c'est l'égoïsme, si adorable soit-il, d'une génération décidée à ne pas se laisser dicter son destin. Mais inconsciente aussi des conséquences que cette volonté peut avoir sur ses enfants. À ces derniers de donner du sens à tout cela, en écrivant par exemple. Un livre juste et nécessaire.