Avant-critique Roman

Emmanuelle Tornero, "Une femme entre dans le champ" (Zoé)

Emmanuelle Tornero - Photo © Roman Lusser/Editions Zoé

Emmanuelle Tornero, "Une femme entre dans le champ" (Zoé)

Dans son poétique et déroutant premier roman, Emmanuelle Tornero imagine la fugue d'une mère avec son enfant.

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Par Sean Rose
Créé le 18.12.2023 à 14h00 ,
Mis à jour le 18.12.2023 à 17h57

La femme à la poussette. « L'enfant est sorti du ventre de L. Cette information semble à présent incongrue, physiquement impossible, comment cela pourrait être, avoir été ? » La naissance de son bébé ne tient pas tant de l'émerveillement que de l'effroi. L'angoisse enfouie en elle depuis si longtemps s'est soudain matérialisée en cet être miniature, à la face rougeaude, mugissant, livré aux rigueurs de l'existence... Expulsé de son corps, l'enfant est-il encore une partie d'elle-même ? Et la part de l'homme là-dedans ? Non pour l'homme, la question ne se pose pas. Car ce conditionnement millénaire veut que la charge revienne à la femme et dit que c'est d'elle que l'amour doit couler sans répit, telle une source inépuisable de soins, d'attention, de tendresse... Cette maternité idéelle a été particulièrement sacralisée dans la culture occidentale chrétienne à travers ces représentations de Vierge à l'enfant.

Avec Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero signe un portrait de femme à l'enfant, allant à rebours des images d'Épinal de la mère. Ce premier roman se déploie en séquences qui tournoient autour du jour J, le jour où « L. sort » - décide de partir à travers champ, de fuir avec son bébé dans la poussette. L. marche dans la boue, prend un train, se retrouve sur la route. J -26, J +64, J -10, J + 204... L. est dans son foyer, dans sa vie d'avant, L. est hantée par le figuier, cet arbre qui la regarde, leitmotiv visuel de cette errance en volutes. L. observe le « o » que forme la bouche de son enfant sans mots. L. fugue. L. constate que la gadoue s'agrège à ses baskets trempées et leur fait des semelles compensées... Ce n'est pas linéaire, ça tourbillonne comme dans la tête de cette antihéroïne espérant s'échapper de sa condition. La mise en page épouse le phrasé de sa psyché, le tracé de ses émotions. Il y a des retours à la ligne comme en poésie, et une minuscule en début de ligne, tels des vers libres : « le matin est jaune après la nuit / la couleur est détraquée / le toit crevé et les branches découpent un morceau d'air sépia [...] ».

Quoique d'une construction séquencée, nonobstant son rythme syncopé, Une femme entre dans le champ est un texte paradoxalement fluide. On glisse d'une image à l'autre, avec toujours L. dans le champ- champ de boue, champ de vision, scènes captées par la caméra surveillance dans les endroits où la portée disparue a été repérée, scènes dans sa tête ou dans le monde. Envoûtant, déroutant, que cet amour maternel en fuite.

Emmanuelle Tornero
Une femme entre dans le champ
Zoé
Tirage: 3 500 ex
Prix: 17 € ; 160 p.
ISBN: 9782889073115

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