Avant-critique Roman

Au-dessous du volcan. La Guadeloupe ressemble à une espèce de trèfle à deux pétales, explique Daniel à Marianne en dessinant, sur la nappe d'un restaurant à Châteauroux où dîne le couple, la carte de l'archipel des Caraïbes dont il est originaire. Lui vient de la partie plate, la Grande-Terre, l'île orientale, qu'un mince bras de mer sépare de la Basse-Terre, l'île montagneuse à l'ouest avec son fameux volcan la Soufrière. Daniel Bévaro qui, dès qu'il put, a fait sa vie en métropole, décide de retourner en Guadeloupe avec sa femme berrichonne et leurs enfants pour les présenter à son vieux père Élias. On reçoit le benjamin des Bévaro comme le fils prodigue, on lui pardonne d'être parti il y a tant d'années, et même d'avoir épousé une Blanche, à qui on fait finalement bon accueil. Daniel compte parmi les nombreux protagonistes de la nouvelle fiction d'Estelle-Sarah Bulle. Basses terres est la saga des Bévaro, paysans de Grande-Terre dont le destin croise celui d'Eucate, en Basse-Terre, une veuve qui vit seule avec sa petite-fille Anastasie sur les coteaux du volcan.

Nous sommes en 1976. Eucate est cette mère courage antillaise qui perdit dans sa jeunesse un mari et un petit garçon dans un ouragan et qui alla se faire embaucher à « l'Habitation Vincent », chez les békés, riches créoles blancs jadis propriétaires d'esclaves. La Soufrière gronde et menace de faire irruption. Ordre est donné d'évacuer. Eucate refuse de bouger. Quoiqu'elle se souvienne d'anciens cataclysmes, cette fois elle n'y croit pas. Et puis cette case est son refuge. Elle y avait emménagé, après s'être enfuie de chez M. Vincent, qui abusait d'elle et dont elle conçut Espérance. Espérance qui, enfant, eut le pied broyé par le cheval du patron, est jolie malgré son moignon au bout de la jambe, avec cette peau claire héritée de son père naturel. Santarèm, l'ambitieux contremaître noir du garage, s'éprend d'elle et la fréquente jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte. Espérance quittera le foyer qu'Eucate avait fondé avec son second mari, ouvrier dans les plantations de bananes...

Incessants va-et-vient entre Basse-Terre, le côté de chez Eucate, et Grande-Terre, au sein du clan Bévaro, dont le séduisant aîné Ange, devenu fou depuis, avait forgé une curieuse alliance avec la veuve un jour qu'il s'aventura dans la montagne. L'écriture fluide d'Estelle-Sarah Bulle, tel l'isthme qui rejoint les deux îles, entremêle toutes ces vies. Concaténation de misères, mais aussi soif d'émancipation... L'autrice de Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi, 2018) signe un grand livre sur le tragique d'existences aliénées par le sceau de la naissance. Roman choral, à vrai dire pas tant polyphonique que polyptyque. Le récit déplie des pans, dont certains sont muets - les voix sont surtout intérieures. Les différents points de vue se déclinent en une infinie variation de regards et forment une vertigineuse kaléidoscopie narrative, dont se dégage le formidable portrait d'Eucate, à la fois victime et héroïne, forte et fataliste, résistante comme on dit d'une matière qu'elle résiste. Elle incarne, aussi sublime que discrète, la négritude qui plie sous le poids des déterminismes mais, au nom de sa liberté, ne cède pas.

Estelle-Sarah Bulle
Basses terres
Liana Levi
Tirage: 13 000 ex.
Prix: 20 € ; 208 p.
ISBN: 9791034908400

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