La littérature érotique n’a pas attendu le printemps, saison des amours, pour reprendre ses droits. Passons sur janvier et la ridicule autocensure en forme de coup publicitaire infligée au roman posthume de Jacques Chessex ( Le Dernier crâne de Monsieur de Sade , Grasset), mis sous blister par son importateur helvète. Attardons-nous en revanche sur la mi-février, puisque, aux alentours de la Saint Valentin, la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a statué sur l’apparition en Turquie des Onze mille verges de Guillaume Apollinaire. L’ouvrage y a été traduit en 1999, provoquant aussitôt des poursuites. La saisie des exemplaires a été prononcée, et l’éditeur a écopé d’une amende convertible en jours de prison, pour s’être lancé dans une «  publication obscène ou immorale, de nature à exciter et à exploiter le désir sexuel de la population  ». Les recours en droit interne ayant été épuisés, l’éditeur a saisi les juges européens, sur le fondement d’une violation de la liberté d’expression, prévue à l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales. Les juges commencent par admettre le but légitime de « protection de la morale » exprimé dans la loi turque. Et ils en profitent pour rappeler leur position de principe sur la « liberté de la diffusion des œuvres d’art et (les) limites imposables à celle-ci dans le but de protéger la morale ». D’ordinaire, en la matière, la Cour estime que, « grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences ». Toutefois, en l’espèce, ils rappellent qu’il s’agit de « l’œuvre d’un auteur mondialement connu, Guillaume Apollinaire », qui « avait lors de sa première publication en France, en 1907, fait scandale par son contenu érotique jugé trop cru ». Et les magistrats de souligner qu’il leur est impossible d’ignorer les arguments de l’éditeur : entre autres, « le passage de plus d’un siècle depuis la première parution de l’ouvrage en France, sa publication dans de nombreux pays en diverses langues, [enfin] sa consécration par l’entrée dans “La Pléiade” une dizaine d’années avant la saisie dont il a fait l’objet en Turquie ». Le raisonnement prend ensuite une autre dimension, applicable dans tous les Etats soumis à la CEDH [1]  : « La reconnaissance accordée aux singularités culturelles, historiques et religieuses des pays membres du Conseil de l’Europe ne saurait aller jusqu’à empêcher l’accès du public d’une langue donnée, en l’occurrence le turc, à une œuvre figurant dans le patrimoine littéraire européen ». Et c’est ainsi que la Turquie été condamnée. Il n’est pas certain que, depuis la découverte récente qu’Apollinaire est le père des Exploits d’un jeune Don Juan , tout écrit séditieux qui lui a été attribué puisse ainsi échapper à la censure. En revanche, suggérons à ce courageux éditeur ottoman de s’attaquer à Guy de Maupassant, et en particulier de publier A la feuille de rose, maison turque. Cette courte pièce de théâtre obscène se déroule dans une maison close, confondue par un couple de bourgeois normands avec un hôtel où résiderait l’Ambassadeur de Turquie et son harem. Un tel choix serait d’autant plus approprié que, ironie du sort, Maupassant, syphilitique, a été hospitalisé l’année de sa mort, en 1893, dans l’établissement du Docteur Blanche, à Passy, où loge aujourd’hui l’Ambassade de Turquie.   [1] Note de bas de blog : Rappelons que si la Turquie n’est pas membre de l’Union Européenne (bien qu’elle se soit portée candidate), elle appartient depuis… août 1949 au Conseil de l’Europe, vaste « coalition » de 47 pays, dont la CEDH est l’une des chevilles ouvrières. Ajoutons que, depuis le 25 janvier 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe est pour la première fois de son histoire présidée par un Turc. Voilà, vous savez tout – ou presque.

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