1, quai aux Fleurs. Au premier étage du 1, quai aux Fleurs, dans l'île de la Cité, à Paris, vivait un penseur pas comme les autres. Il était professeur à la Sorbonne, titulaire de la chaire de philosophie morale, mais se méfiait de l'université qui ne l'avait pas soutenu lorsqu'il fut révoqué en 1940 parce que juif. Ce penseur-là aimait déjà les chemins de traverse, la musique, les arpèges de l'esprit et les mélodies du savoir. Le grand public, qui ne le connaissait pas, vit son sourire malicieux à la télévision, un 18 janvier 1980. Sur le plateau d'Apostrophes, un monsieur radieux, la mèche blanche barrant son front, montrait ce qu'était une intelligence en action face à un Bernard Pivot sous le charme. Après l'émission, il vendit plus de livres en une semaine que durant toute sa carrière. La France venait de découvrir Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Le philosophe dont on fêtera en août prochain le 120e anniversaire de la naissance fait l'objet d'une généreuse biographie signée Françoise Schwab. Elle a bien connu ce personnage chaleureux et son épouse. Elle a édité en 1995 chez Liana Levi la formidable correspondance entre Jankélévitch et son ami Louis Beauduc (Une vie en toutes lettres). Son livre relève à la fois du souvenir personnel, de la biographie et de l'essai. Elle raconte l'homme mais aussi son œuvre, sa morale, sa métaphysique et son esthétique. « Jankélévitch fut l'un de ceux qui apprennent à philosopher plus qu'à faire de la philosophie. » Admiré par ses étudiants, cet auteur d'un imposant Traité des vertus fut un professeur extraordinaire, un intellectuel qui rendait intelligent parce qu'on le comprenait, un homme qui faisait de la philosophie comme on fait de la cuisine, pour le plaisir de partager, de goûter, de sentir. Pas étonnant que la musique, celle de Ravel ou de Fauré, fut si proche de lui aussi.
Auteur d'un ouvrage sur la mort qui doit beaucoup à la complicité qu'il entretenait avec son père Samuel, médecin et premier traducteur de Freud en France, Jankélévitch fut le penseur du je-ne-sais-quoi, du presque-rien, de l'impalpable, de l'instant mortel, de tous ces objets bizarres qui nous montrent l'impossibilité d'aller jusqu'au bout des choses, tous ces concepts qui nous font prendre conscience de la limite. Françoise Schwab rend un vibrant hommage à ce « passeur de l'ineffable » dans cette biographie mais aussi dans le « Cahier » de l'Herne qu'elle a codirigé avec Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey. On y découvre quelques inédits mais surtout un Jankélévitch plus intime, à travers les souvenirs des uns et les lettres des autres. L'ensemble se complète par un recueil de textes, également édité par Françoise Schwab, La conscience juive (L'Herne, 170 p., 14 €), qui ouvre quelques perspectives nouvelles sur les liens que ce grand lecteur des mystiques chrétiens a entretenus avec le judaïsme. Oui, ce 1, quai aux Fleurs, était un peu plus qu'une adresse, une façon de penser. « Un philosophe, c'est quelqu'un qui fait comme il dit. » Bref, un penseur pour aujourd'hui.
Vladimir Jankélévitch. Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi
Albin Michel
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 400 p.
ISBN: 9782226480538
Vladimir Jankélévitch
L'Herne
Tirage: 2 500 ex
Prix: 33 € ; 280 p.
ISBN: 9791031903743