Le mal du pays. Avec ses mille et quelques pages, le livre est impressionnant. Il est à la dimension du projet. Avec Les Allemands. Sortir des ténèbres (1942-2022), Frank Trentmann s'est en effet lancé dans une aventure pas comme les autres, celle de l'histoire morale d'un pays. Et pas n'importe lequel, celui où il est né, l'Allemagne. Professeur à Londres depuis vingt ans, l'historien britannique et allemand montre, à travers la population, -comment un pays se disloque, se rassemble puis se reconstruit entre culpabilité, honte et amnistie. Comment s'y est-il pris pour raconter cette « remarquable régénération morale et matérielle » de 1942 à 2022 ? Il a sondé les journaux intimes, les témoignages, les discours politiques, les romans aussi sachant que la fiction en dit souvent plus sur l'âme d'un pays que bien des études sociologiques. On comprend pourquoi ce livre publié en 2023, le premier de l'auteur traduit en français, a été salué pour son exploit par la presse internationale.
En plaçant la morale - un domaine plus philosophique qu'historique - au cœur de cette transformation sociétale, ce professeur au Birkbeck College de l'université de Londres a voulu ressentir d'une autre manière le mal d'un pays. Beaucoup d'Allemands ont évoqué cette souffrance. Mais de quelle douleur parle-t-on quand on sait que les assassins sont encore parmi eux, quand la Stasi à la fin des années 1980 dénombrait 6 000 néonazis en RDA, quand l'AfD (Alternative für Deutschland, parti d'extrême droite) enregistre une progression aux élections dans l'ex-Allemagne de l'Est ? La mauvaise conscience explique pourtant la transformation de la société allemande, marquée par l'attention portée à l'écologie, l'accueil des étrangers, la solidarité avec Israël ou le refus des conflits, même quand la Russie agresse l'Ukraine ou quand l'État hébreu bombarde Gaza, du moins jusqu'à un certain point. Ce que l'historien traduit par cette sage formule : « Le souvenir du passé ne permet pas d'échapper à la responsabilité du présent. »
Impressionné, on l'était en découvrant l'ampleur de l'ouvrage. On l'est finalement encore plus en sortant de ce grand récit d'un traumatisme moral, porté par une écriture fluide. « Ce que peut réaliser l'histoire, c'est décrire l'évolution d'un univers moral et exposer en quoi des normes et des pratiques apparemment naturelles sont apparues sous l'-effet des forces historiques. » Ces forces, ce sont les pressions civiques issues de la base. Ce sont elles qui ont contribué à placer la Shoah au centre de l'identité allemande, à introduire une morale, à façonner une nouvelle façon de penser, à refonder un pays qui ne se résume pas à la réunion d'une société Trabant et d'une société Mercedes. Après cette immersion chez Les Allemands, on se dit qu'un tel voyage pourrait en appeler d'autres. On pourrait envisager une manière de revisiter les histoires nationales, non pas en les internationalisant, mais au contraire en les intériorisant, en interrogeant les douleurs, les ressentis, tout ce qui échappe finalement le plus souvent aux historiens.
Les Allemands. Sortir des ténèbres (1942-2022)
Grasset
Traduit de l'anglais par Johan-Frédérik Hel-Guedj
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 39 € ; 1056 p.
ISBN: 9782246833161