Avant-portrait

Georgia Makhlouf : présence du souvenir

Georgia Makhlouf : présence du souvenir

Dans Les absents, Georgia Makhlouf bat le rappel de ses passés enfuis. Portrait d’une femme perdue à Paris et retrouvée à Beyrouth, à moins que ce ne soit l’inverse…

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Par Olivier Mony,
Créé le 31.01.2014 à 00h43 ,
Mis à jour le 31.01.2014 à 21h19

Elle dit : "J’enlève ma boucle d’oreille." On lui répond que cela pourrait bien fournir un incipit original pour l’écriture du portrait qu’on veut lui consacrer. Elle demande de n’en rien faire tant elle voudrait n’être pas réduite aux pires stéréotypes capiteux de la femme libanaise. On la rassure comme on peut. La boucle d’oreille peut-être, mais le reste n’est pas à l’avenant de ces clichés "low cost". Loin s’en faut.

Le reste, pour l’instant, c’est Les absents. Soit, tous ces noms que la narratrice du dernier livre de Georgia Makhlouf retrouve au fil des pages de ses carnets d’adresses défraîchis. Il y a ceux de Beyrouth et il y a ceux de Paris. Il y a ceux qui ne lui disent plus rien. Ceux qu’elle voudrait bien oublier. Ceux dont le souvenir s’enfuit déjà, glisse entre les doigts, entre les lignes, et s’efface lorsqu’on le rattrape enfin. Des voix dans le jardin. L’ordinaire de la mémoire lorsqu’elle est fragmentée par une guerre et l’exil.

Georgia Makhlouf a connu tout cela. Le pays du miel et de l’encens qui devait durer autant que l’avenir, fracassé dans ses jeunes années par un cauchemar confessionnel. Elle a connu cette violence-là. Un départ vers Paris sans avoir pu faire ses adieux, munie seulement d’une valise et de vêtements qui n’étaient pas de saison. Mais elle savait que rien n’est jamais tout à fait sans retour, quand bien même plus rien ne serait jamais pareil. Son histoire familiale, d’abord, le lui avait appris. Ce grand-père qui quitte le Liban, terre d’émigration, à la fin du XIXe siècle, chassé, peut-être par l’Empire ottoman, sûrement par la pauvreté. Ce père né à Port-au-Prince en Haïti et qui y passera les dix-sept premières années de sa vie. Et enfin, cette société libanaise des années d’avant-guerre, celle du milieu de ses parents, qui condamne au plus doux des enfermements les jeunes filles qui ont trop d’imagination. Il leur reste les livres comme usage du monde. Depuis sa découverte, dans l’enfance, de la mésaventure de l’ourson Michka cher à Marie Colmont ou des héros d’Enid Blyton, Georgia Makhlouf sait qu’elle ne s’en privera pas. Elle veut être journaliste (elle le sera, elle l’est). Elle devine qu’écrire, pour elle, ce sera partir.

 

Retour au Liban.

A Paris, elle va donc survivre d’abord, vivre ensuite, écrire toujours. Elle dit : "C’est seulement dans l’écriture que j’étais moi." Y compris, croit-on deviner, dans celle des autres (qui sera longtemps la seule qu’elle s’autorisera) pour cette lectrice vorace de Perec, Oates, Richard Ford, Toni Morrison ou Javier Marías. Elle braconne gentiment dans les contre-allées de la critique littéraire (notamment aujourd’hui pour L’Orient littéraire, supplément littéraire mensuel, dirigé par Alexandre Najjar, de L’Orient-Le Jour), elle tourne avec mille grâces autour du pot du passage à l’acte. Il faudra pour cela revenir à l’anamnèse du Roland Barthes par Roland Barthes, à cette terrible "matité du souvenir". Cela lui vaudra, à titre d’entrée dans la carrière, Eclats de mémoire : Beyrouth, fragments d’enfance (Al Manar/Alain Gorius, 2005, prix France/Liban 2006) qui, en quelque sorte, prépare au coup d’essai et de maître romanesque des Absents. Dans la vie de Georgia Makhlouf, il y a aujourd’hui un goût de "revenez-y" qui l’amène à retourner plus que jamais vers son pays natal : "Depuis quinze ans, mon équilibre de vie me pousse vers le Liban au moins six fois par an. Désormais, ce pourrait être un peu plus tant j’ai de choses à y faire : cours à l’université, tenue d’ateliers d’écriture, participation à l’organisation du Salon du livre. Et puis ici, les enfants ont grandi…" Mais l’écriture demeure, elle, une terre presque vierge. "Je sais que je suis encore au début du chemin", dit-elle. Elle l’emprunte dans la compagnie des spectres, se jouant brillamment des pièges de l’autofiction, puisque après tout, romancière, elle est "un mensonge qui dit la vérité". Rien n’est vrai de ces trente-cinq âmes errantes, tout y respire le parfum âpre de l’exil et de l’absence, au monde bien sûr, mais d’abord à soi-même. Georgia Makhlouf nous vient d’un pays très lointain autant que familier : la solitude. Olivier Mony

 

Les absents, Georgia Makhlouf, Rivages, 20 euros, 301 p., ISBN : 978-2-7436-2687-7. Sortie : 5 février.

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