Avant-critique Roman policier

Passé à l'ennemi. 1962 : ça ne sent pas bon à Paris depuis quelques mois. D'abord des Maghrébins balancés à la Seine durant l'automne précédent, et puis en février, la police tue du côté du métro Charonne. La France coloniale se meurt et crache sur la capitale ses derniers spasmes croupissants. Ce n'est guère plus réjouissant à Marseille. Point d'ancrage logique des pieds-noirs rapatriés, pas si bien accueillis que ça d'ailleurs, la cité phocéenne n'est pas en reste. Les émanations fétides de l'OAS et autres SAC en devenir y ont pignon sur rue et même leurs ronds de serviettes dans les commissariats. Couverte par la cécité obligeante de tous les pouvoirs locaux, la pègre s'en donne à cœur joie. Ça fraternise à tout-va, jusqu'aux couloirs de la mairie, et la French connection s'organise allegro. Mais le gâteau est bien trop alléchant pour ne pas éveiller les convoitises.

1er juillet 1962 : les patronymes ont été changés pour d'évidentes raisons de... Non, même pas. Defferre, Guérini, Foccart, Comiti, Boulin, Thorez, Frey, Pasqua, Lemarchand, Ponchardier, ils sont venus, ils sont tous là, pour La Mamma, pour les largesses de la Bonne Mère tout du moins. Bref, réalité et fiction cohabitent avec plus de facilité que les différentes teintes de faciès. « Pour l'exemple », si tu as une tronche nord-africaine, c'est compliqué. Tu trinques et les inspecteurs Louis Anthureau et Jacques Molinari, l'un communiste de souche, l'autre plus ancré aux extrêmes opposés malgré son nom de peintre existentialiste québécois (le clin d'œil à Guido Molinari est ténu mais joliment filé), te retrouvent vidé de ton hémoglobine du côté des étangs de Camargue, vidangé de tes globules comme un agneau halal. À partir de ces équarrissages sordides s'accélère le tempo d'une Marseillaise alternative et abreuvée des sangs impurs comme il se doit. Puis la grande Histoire, tout en restant à l'affût, vire en toile de fond du roman qui émerge. Des résurgences d'intimité se mêlent aux évènements collectifs et nous retrouvons le Gérard Lecas de L'ennemi public n° 2 ou Overdrive, scénariste aussi du Commissaire Cordier ou de La Crim' pour la télévision, au meilleur de son élocution noire. Ses personnages se multiplient et s'affrontent. Au centre des belligérances, Louis remonte toutes les pistes, celles de sa famille et celles de son boulot, toutes pesant des tonnes antinomiques sur chacun des plateaux de la balance. Du Vieux-Port aux camps de harkis, il fouille, pour comprendre ses racines et valider la pertinence de ses valeurs professionnelles. Aucune guerre n'est propre et les vérités le sont rarement. Louis Anthureau en cumulera les preuves, glanées entre bars de nuit et connivences mafieuses, toutes ponctuées de cadavres bien trop bavards pour rester vivants. Cartésiens et efficaces, apologues parfois, les chapitres tricotent un canevas robuste dont l'absolue crédibilité fait mouche. Résistance, maquis, Algérie, gangs, vingt ans de guerres, de mensonges et de trahisons s'imbriquent sans pactiser outre mesure. « Quand on a le même ennemi, on n'en devient pas forcément des amis » : allez boulègue, sinon il n'y aura plus dégun...

Gérard Lecas
Le sang de nos ennemis
Rivages
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 21 € ; 288 p.
ISBN: 9782743658434

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