De Jim Harrison à Italo Calvino, d'Orwell à Joan Didion en passant par Primo Levi, Nabokov, Zweig ou Nancy Mitford... Jean-Claude Zylberstein a édité sans relâche aussi bien les géants de la littérature étrangère que de célèbres séries de polars ou des essais qui ont fait date. L'ingambe doyen est loin d'avoir pris sa retraite.

Livres Hebdo : Avec Souvenirs de chasseurs de trésors littéraires aux éditions Allary, on aurait cru que ces Mémoires eussent été une manière d'adieux à la scène éditoriale. Or, non ! Vous dirigez encore trois collections aux Belles Lettres, dont « Le goût de l'histoire »
Jean-Claude Zylberstein : « Le goût de l'histoire », c'est pour moi la prolongation de la collection « Texto » qu'on m'avait confiée aux éditions Tallandier - une douzaine de titres par an avec pour mission de dénicher dans le domaine historique des textes introuvables. Il s'agissait de faire autre chose qu'une collection de poche passe-plat, qui reprendrait automatiquement des éditions grand format parues deux ans auparavant. Puis, sous la nouvelle direction, on est passé de 12 à 40 titres par an. Comme je n'étais pas en mesure d'assurer un tel rythme, j'ai repris ma liberté.
Quand Tallandier a pensé à moi pour créer une collection, sans doute parce que j'avais publié Les enquêtes du juge Ti de Robert Van Gulik dans la collection « Grands détectives » chez 10/18, l'idée, au départ, était de faire du polar historique, mais je ne trouvais pas ce projet viable à l'époque. Je leur ai soumis à la place le projet que j'allais porter pour « Texto »... Ironiquement, c'est à ce moment qu'ont été plantés les premiers jalons de ma collaboration aux Belles Lettres. Me croisant, Caroline Noirot, présidente des Belles Lettres, m'avait dit : « Quel dommage que vous ne soyez venu nous voir... » Quand ma collaboration avec Tallandier a cessé, j'ai créé « Le goût de l'histoire » aux Belles Lettres. Avec la même ambition : faire redécouvrir des classiques de l'histoire.
« Le goût de l'histoire m'est venu en vieillissant »
Qu'entendez-vous par classiques de l'histoire ?
Récemment, nous avons sorti Les commentaires royaux sur le Pérou des Incas de Garcilaso de la Vega (Belles Lettres, « Le goût de l'histoire », 2024). Né d'un conquistador espagnol et d'une princesse inca, il est le premier écrivain latino-américain à restituer la chronologie des grands événements du Pérou mais pas uniquement du point de vue espagnol. Il décrit aussi les mœurs, les lois, les rites sacrés, les techniques de construction, la faune, la flore - c'est l'Hérodote des Incas. Je citerai encore la somme de William Schirer sur le IIIe Reich à paraître en fin de l'année. Ce journaliste et historien américain avait recueilli des témoignages de première main d'officiels nazis. En octobre, nous publions un document exceptionnel : Verbatim des conférences de la Seconde guerre mondiale, à Téhéran, Malte, Yalta, Potsdam.
En tant que créateur ou ancien directeur de grandes collections de littérature étrangère, comme « Pavillons » aux éditions Robert Laffont... n'êtes-vous plus tenté par la fiction ?
J'en fais encore ! « Domaine étranger » aux Belles Lettres, est héritière de la collection éponyme que j'avais créée chez 10/18, j'y ai publié l'année dernière ce petit bijou méconnu, des nouvelles de Ry Cooder, Los Angeles Nostalgie, ce qui a comblé l'amateur de musique ancien critique de jazz que je suis... Mais arrivé à un certain âge, j'avoue, les héros de roman me font moins rêver. Je suis comme François Mauriac qui écrit dans ses Mémoires intérieurs : « Voici le temps où Julien [Sorel], Fabrice [del Dongo], Lucien [de Rubempré] quand je m'efforce de les arracher au gouffre, ne me racontent plus que des histoires à dormir debout. » En revanche, poursuit-il, je suis prêt à lire une biographie de mille pages de Stendhal ou de Balzac. Le goût de l'histoire m'est venu en vieillissant. Comme j'ai toujours été curieux et collectionneur, j'ai acquis au fil des ans, un nombre considérable d'ouvrages qui occupaient au grand dam de ma chère et défunte épouse beaucoup d'espace - notre appartement, la maison de campagne, y compris dans les communs ! Je piochais ainsi dans ma propre bibliothèque des livres qui n'étaient plus disponibles, en me disant que ce serait bien qu'ils le soient à nouveau. C'est comme ça qu'est née la collection « Grands Détectives » : ayant été critique de polars dans les années 1960, 1970, j'avais conservé des Van Gulik, des Scerbanenco, des Chesterton que j'ai exhumés pour cette collection.
Pour revenir à ma prédilection pour la non-fiction, j'y inclurai les essais. Les essais militent pour ce qui est au cœur de la lecture, à savoir : développer l'esprit critique. Pour cette raison j'ai également créé « Le goût des idées », où nous avons fait paraître Soljenitsyne, ou encore Allan Bloom.
Aux Belles Lettres, trois collections sinon rien (et quelques titres phares)
Indépendant d'esprit vous l'avez toujours été : en tant qu'éditeur, vous avez défendu contre les modes et une certaine critique une littérature grand public au souffle romanesque...
Au cours de ma carrière, je me suis fait l'avocat des raconteurs d'histoires. D'Updike à Vargas Llosa, je trouvais plus mon compte chez les auteurs étrangers. Je me suis souvent demandé pourquoi je suis devenu éditeur ? C'est grâce à Jean Paulhan. Il a été pour moi une sorte de libérateur. Pointant le paradoxe du langage dans lequel sont empêtrés et l'écrivain et le critique littéraire qui prétend le critiquer « objectivement », Paulhan s'érige contre la terreur intellectuelle.
En 1964 je lis Lettre à un jeune partisan, le ciel s'est alors entrouvert, j'ai eu le sentiment de voir la lumière. J'ai tout de suite voulu savoir ce que Paulhan avait écrit d'autre, je trouve chez mon libraire de l'époque boulevard Voltaire Braque le patron et Les fleurs de Tarbes. Dans France-Soir, on annonçait la publication prochaine des œuvres complètes de Paulhan aux éditions Tchou. Un projet en cinq volumes sous la direction d'Yves Berger. Par Jacques Brenner qui animait la revue Les cahiers des saisons, je me mets en relation avec Yves Berger à qui j'envoie une bibliographie de Paulhan que j'avais établie dans mon coin, à la bibliothèque (c'était avant Internet !). Voulant savoir ce qu'il en était de ma bibliographie, je téléphone aux éditions Tchou, on me passe le directeur littéraire Pierre Oster qui me dit : « Vous tombez bien, Berger n'a pas temps de s'occuper de cette édition, ça vous intéresse ? » Ma vie n'aura été qu'une série d'accidents heureux, le premier desquels : avoir été un enfant caché pendant la guerre chez des gens formidables, ils avaient un restaurant et un grenier plein de livres, de revues et de 78 tours de jazz, je suis tombé dans la marmite de la culture par hasard et n'ai jamais voulu en ressortir.
Biographie de Jean-Claude Zylberstein