Histoire de l'édition

Jean-Loup Chiflet : le bookmaker au nez rouge

Jean-Loup Chiflet - Photo Olivier Dion

Jean-Loup Chiflet : le bookmaker au nez rouge

Après une carrière des plus classiques chez Hachette, Jean-Loup Chiflet a tombé le masque en fondant le premier des packagers français et en enfilant le costume de l’amuseur pour le petit monde de l’édition.

J’achète l’article 1.5 €

Par Daniel Garcia
Créé le 08.09.2017 à 12h37

En 1967, à 25 ans, Jean-Loup Chiflet débute chez Hachette. Cinquante ans plus tard, il sévit toujours dans l’édition et dirige le label Chiflet & Cie chez Hugo & Cie. Il a, en outre, commis quelques ouvrages sous son nom. Enfin, "quelques"… : plus de soixante-dix, aux titres souvent saugrenus, comme Y a-t-il une courgette dans l’attaché-case ? chez Belfond en 1994, et dont beaucoup sont, de son propre aveu, des "non-livres". Mais certains ont été des best-sellers (Sky my husband !, chez Hermé, en 1985), d’autres ont connu d’excellentes ventes tout en réussissant l’exploit de relever du patrimoine. Ainsi de L’intégrale des dessins du New Yorker, parue aux Arènes en 2005.

Inconnu

Pourtant, Jean-Loup Chiflet demeure inconnu du grand public. Et même d’une bonne partie de la profession - la jeune génération, à tout le moins. C’est que le personnage est tiraillé entre un ego rebondi et une modestie étouffante, la deuxième l’emportant généralement sur le premier et le retenant de se placer au premier rang sur la photo. La publication de ses Mémoires permet donc d’éclairer un peu mieux ce personnage qui, entré dans le monde du livre sous le règne du marquis Ithier de Roquemaurel, alors patron d’Hachette, a amplement mérité sinon son bâton de maréchal, du moins le titre de baron de l’édition.

L’ouvrage est intitulé "Je n’ai pas encore le titre". Dès la première page, on devine que l’auteur a bataillé pour ne pas l’appeler Mémoires d’un vieux con - toujours cette fichue modestie… De lui-même, l’homme Chiflet, il est cependant très peu question. Sa biographie intime est expédiée en quelques lignes. On apprend ainsi qu’il est né en 1942, à Lyon, dans une famille de la bonne bourgeoisie. Après un début d’études de droit, un chagrin d’amour l’expédie en Amérique, où il suit quelques cours d’économie dans une business school et gagne sa vie comme serveur dans un bar.

De retour au bercail deux ans plus tard, il s’apprête à entrer dans une maison de soyeux (tradition lyonnaise oblige) quand un coup de fil d’un ami de la famille, Charles Orengo, fondateur entre autres des éditions du Rocher, change le cours de son destin. En février 1967, Jean-Loup Chiflet entre chez Hachette comme "VRP" à l’international, pour vendre les productions du groupe à l’étranger. Le jeune homme ne connaît rien à l’édition mais il a pour lui l’avantage de maîtriser parfaitement l’anglais à une époque où la plupart des énarques et des polytechniciens ne parlaient aucune langue étrangère - a fortiori les cadres de l’édition.

Commence alors une longue carrière chez Hachette, couronnée par le titre ronflant de "Directeur du développement international". Puis Jean-Loup Chiflet passera quatre ans chez Larousse, avant de fonder en 1985, avec deux complices, Bookmaker, la première agence de packager française. C’est l’époque où le très sérieux Jean-Loup Chiflet se lâche au grand jour. Comme il a besoin de faire connaître Bookmaker aux éditeurs, il imagine des coups publicitaires à destination de la profession basés sur l’humour. Comme ce "Jeu de l’oie" de la Foire de Francfort, qui fera rire même ceux qui ne sont jamais allés à la célèbre Buchmesse, ou ce Book Hebdo, désopilante parodie de Livres Hebdo.

"Je voulais faire un livre léger"

L’expérience Bookmaker durera dix ans, après quoi Jean-Loup Chiflet reprendra ses activités en solo, désormais comme directeur de collection pour diverses maisons. Ce long parcours de cinquante ans est retracé en cinquante chapitres désordonnés, eux-mêmes souvent composés de bribes disparates. "Je voulais faire un livre léger, pas une vraie autobiographie, explique Jean-Loup Chiflet. Je me suis donc inspiré des Mille et un morceaux de Jean-Michel Ribes" (1).

Le résultat est réussi. Ces miscellanées se lisent allègrement, tant les anecdotes sont souvent croustillantes. Elles retracent aussi l’évolution d’un métier sur un demi-siècle. Chiflet est entré dans le monde du livre "quand tout était facile et que les éditeurs avaient du pognon", résume-t-il. Il achève doucement sa carrière alors que la plupart des maisons n’ont plus le temps, ni l’argent, pour faire relire les textes qu’elles publient. D’où les nombreuses erreurs de dates, un peu dommageables, qui émaillent l’ouvrage : Claude Durand dirigeant Fayard "jusqu’à sa mort en 2015" (c’est Olivier Nora qui appréciera…), les obsèques d’Albert Simonin en 1981, Belfond achetant la suite d’Autant en emporte le vent en 2008, etc.

Quand l’édition était une grande famille

Mais ne boudons pas notre plaisir. Les meilleures pages sont celles qui racontent l’édition des années 1960 et 1970, quand le monde du livre était encore une grande famille. En août 1970, Jean-Loup Chiflet débarque à Helsinki pour vendre au plus grand éditeur finlandais les droits d’une série en fascicules, La cuisine de A à Z. A peine arrivé, il apprend que sa femme a accouché, quinze jours en avance, de leur fils. Les vols sont encore rares : il n’y a pas d’avion de retour avant le surlendemain. Pour le consoler, l’éditeur finlandais l’invite à dîner dans sa maison de campagne, et rameute en secret tous ses collaborateurs pour lui faire passer une soirée agréable, couronnée par un cadeau en forme de belle voiture en bois pour le bébé.

Une grande famille, oui, mais aussi d’Ancien Régime. A l’époque des débuts de Chiflet, Hachette est donc dirigée par le marquis Ithier de Roquemaurel. Cela nous vaut quelques anecdotes truculentes. Quand, par exemple, une année, le marquis décide, tout à trac, de se rendre à la Foire de Francfort, où il n’a jamais mis les pieds, ce qui provoque dans la maison un branle-bas de combat digne des déplacements de la cour à Marly. Non moins savoureux est ce déjeuner, à New York, entre le marquis et John Sargent, alors patron de Doubleday. Les deux éditeurs font étalage de la puissance de leur groupe (un peu sur le mode "C’est moi qui ai la plus grosse"), jusqu’à ce que Sargent ajoute qu’il possède aussi des forêts au Canada. Sous-entendu : pour la production de papier. Mais le marquis, grand amateur de chasse à courre, se méprenant, saute de joie sur sa chaise : "Merveilleux ! Et vous y chassez quoi ?"

(1) L’Iconoclaste, 2015.

Les dernières
actualités