Honoré Champion

Jean Pruvost, champion des dictionnaires

"Pour faire un dictionnaire de la langue française, il faut un mégalomane qui possède les moyens de sa mégalomanie comme Émile Littré, Pierre Larousse ou Paul Robert. Il semble qu'il n'y en ait plus." JEAN PRUVOST - Photo OLIVIER DION

Jean Pruvost, champion des dictionnaires

Il en possède 10 000 chez lui, et il ne s'en lasse pas. Jean Pruvost, lexicographe et directeur éditorial d'Honoré Champion depuis trois ans, se décrit lui-même comme un "dicopathe".

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Par Laurent Lemire,
avec Créé le 26.01.2015 à 12h03

Jean Pruvost, directeur éditorial de Champion, assume sa "dicopathie". Il a organisé le 21 mars, comme chaque année depuis 1993, dans le cadre de la Semaine de la langue française et de la francophonie, la Journée des dictionnaires consacrée aux "parlers des métiers". Avec gourmandise. C'est un mot qui lui va bien. Dans la petite collection "Champion les mots" qu'il a lancée voici deux ans, il a déjà signé les titres consacrés au vin et au fromage. Il ne manque que le pain pour faire un repas complet. "Je revendique l'aspect festif des mots. Les dictionnaires servent à donner des savoirs sous la forme de belles représentations, des représentations que les autres peuvent goûter et partager."

150 nouveautés par an

A l'évocation des dictionnaires, le verbe de celui qui se définit comme un "dicopathe" s'anime. Il en possède 10 000 chez lui ! Une mine dans laquelle ce boulimique de 63 ans, levé à cinq heures du matin, puise pour alimenter sa chronique quotidienne sur la radio RCF, ses cours à l'université de Cergy-Pontoise, ses livres mais aussi ses activités aux éditions Honoré Champion, le roi de l'érudition.

Cela fait trois ans que ce professeur de lexicologie et de lexicographie préside à la destinée de la vénérable maison fondée en 1874. Avec 150 nouveautés par an, Jean Pruvost apporte son regard incisif sur les mots et sur le savoir. "Une grande maison, c'est un grand dictionnaire. Les mots clés, ce sont ceux de la consultation puis de la validation. Si on consulte quelque chose de validé, on est dans le dictionnaire."

L'heure d'Internet a changé la donne. Mais Jean Pruvost ne croit pas qu'elle sonne le glas de l'édition. Bien au contraire : "En quinze ans, le monde de la culture et du livre a évolué, via la numérisation ou les encyclopédies en ligne comme Wikipédia. Désormais on consulte bien plus qu'avant en mosaïque. Aujourd'hui, on veut savoir directement des choses sur les chats chez Ronsard ou Montaigne, par exemple. C'est là qu'interviennent les dictionnaires pour rassasier ces nouveaux appétits. Parce que le dictionnaire oblige à homogénéiser. Si je recherche le mot "chat" sur Google, j'obtiendrai bien trop de références. Je ne pourrai d'ailleurs pas toutes les consulter. Alors qu'avec un dictionnaire consacré à Ronsard ou à Montaigne, il me suffit d'aller à l'article "chat" pour trouver une réponse appropriée. C'est ainsi que nous sommes paradoxalement entrés dans l'ère du dictionnaire, de la connaissance homogénéisée et accessible, pourvu bien sûr qu'elle soit validée par un spécialiste."

Dans la fameuse collection des dictionnaires de fond, Champion vient de publier un copieux volume consacré à Beckett, dirigé par Marie-Claude Hubert. Et Jean Pruvost en annonce d'autres sur Ionesco, Chateaubriand, Richelieu, Alphonse Daudet, Flaubert ou sur le thème de la nuit. "C'est notre extraordinaire liberté éditoriale. Nous pouvons tout faire à condition que cela reste dans les limites du raisonnable, commercialement parlant." Tout de même, Jean Pruvost signale la parution prochaine d'un dictionnaire des francs-maçons du XVIIIe siècle, une somme de dix millions de signes qui sera publiée en cinq volumes... "C'est cela, la grande liberté dont je vous parlais. »

"Le hasard favorise les esprits préparés." Jean Pruvost aime bien citer cette formule de Pasteur pour expliquer l'adaptation de Champion à cette nouvelle voie des dictionnaires qui s'articule selon trois axes : les dictionnaires de fond, avec une ou deux nouveautés par an et un prix de vente qui les destine à un public restreint ; "Champion les dictionnaires", avec deux titres par an dont un Dictionnaire du football de Benoît Meyer préfacé par Lilian Thuram et un Dictionnaire de Londres de Sabine Albert à paraître en mai ; enfin "Champion les mots", avec quatre parutions annuelles, qui compte déjà dix titres dont le dernier, signé Jean Pruvost, est consacré aux élections. On y apprend que le verbe "élire" était quasiment inconnu avant la Révolution et qu'"électrice" désignait jusqu'en 1856 la femme de l'électeur... "Vous ne pourriez pas faire ce type de recherche sur la Toile. La diffusion impossible à maîtriser d'Internet impose de nouvelles consultations. Donc de nouveaux livres ! Et surtout des dictionnaires, car ils imposent l'absence de cloisonnement. Avec eux vous ne trouvez pas seulement ce que vous cherchiez. Vous trouvez souvent ce que vous ne cherchiez pas. C'est ça l'excitation des mots et des savoirs."

Cette approche "dictionnariale" du savoir n'entraîne-t-elle pas un recul des essais ou des études plus linéaires ? A cette question, Jean Pruvost répond par la négative : "Nous avons toujours, chez Champion, des thèses, des essais, des études sur tel ou tel auteur. Nous publions à la fin du mois de juin les oeuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, nous disposons d'un dictionnaire Rousseau qui fait référence et nous avons publié plusieurs études sur lui. L'un ne chasse pas l'autre, heureusement."

Dans son grand élan optimiste et généreux, Jean Pruvost reconnaît tout de même que les grands dictionnaires généraux en dix volumes disparaissent pour faire place aux dictionnaires spécialisés. "Avec les dictionnaires, j'entre dans mon ordre à moi. Le dictionnaire est lié à la notion de durée. Pas étonnant que Champion soit associé à cela. On écrit un dictionnaire avec la doxa de l'époque et on le consulte comme le témoignage de ce savoir daté. Si je reprends le thème des élections, je constate que la notion de militant n'apparaît qu'au XIXe siècle. L'avenir de chaque dictionnaire, c'est son passé. C'est pour ce qu'il nous dit de ce passé qu'on le consulte toujours."

Déclin des dictionnaires

>Au passage, Jean Pruvost constate un déclin des dictionnaires de la langue française en dehors de celui de l'Académie française, qu'il apprécie pour son élégance, ou du Trésor de la langue française qui s'arrête en 1994. "Pour faire un dictionnaire de la langue française, il faut un mégalomane qui possède les moyens de sa mégalomanie comme Emile Littré, Pierre Larousse ou Paul Robert. Il semble qu'il n'y en ait plus." Une remarque qu'il applique au recul des encyclopédies traditionnelles : "Il est possible qu'il y ait un changement dans l'ostentation du savoir. On sent que le savoir est ailleurs. On est passé de l'alcôve à l'agora."

Dans chaque lexicographe il y a un écrivain qui sommeille. Jean Pruvost voyage dans les mots comme d'autres dans la littérature. Il raconte avec passion leurs histoires, leurs métamorphoses. Et quand on lui demande son mot préféré, il répond sans sourciller : dictionnaire...

Dictionnaire du football de Benoît Meyer, Champion, 400 p., 20 euros. ISBN 978-2-7453-2396-5. En librairie le 3 mai.

Dictionnaire de Londres de Sabine Albert, Champion, 200 p., 14 euros. ISBN 978-2-7453-2397-2. En librairie le 3 mai.

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