Tenter de synthétiser ce roman, c'est à peu près aussi simple qu'endiguer le cours du Mississippi, le fleuve qui traverse les États-Unis de part en part, sur 3 750 km, du Minnesota à la Louisiane, des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique où il déverse, paresseusement ou furieusement, les innombrables bras de son delta. Sur l'un d'entre eux, Greenville, siège du comté de Washington, 50 000 habitants environ. Rien à signaler, si ce n'est que c'est là que Julien Delmaire a choisi de situer l'intrigue de son nouveau roman, son troisième depuis le magnifique Georgia (Grasset, 2013).

On y retrouve la même inspiration, la même langue habitée, le même tropisme américain, vers les États du Sud surtout, marqués par l'antagonisme entre les Blancs et les Noirs, le racisme, la ségrégation, et la terreur semée par le Ku Klux Klan. C'est ainsi qu'Andrew Wallace, un saligaud décidé à devenir maire à la place de Richard Thomson, un Blanc, sera massacré puis pendu, parce que mulâtre. Sa propriété sera incendiée. Un peu plus tôt, une grève dans son usine de blanchisserie, avec révolte des lavandières (dont Betty, l'une des héroïnes du livre), occupation et émeutes, aura été férocement réprimée par le Klan, dont le shérif est membre. Nous sommes en 1932, la grande crise frappe encore dans le Sud. La plupart des Noirs, anciens esclaves ou forçats modernes, vivent dans la misère.

Pour soulager leurs souffrances, les extérioriser, les partager avec d'autres et, éventuellement, tenter d'en vivre pour les plus doués, ils ont inventé le blues. Plus qu'une musique, l'expression de l'âme, une tristesse qui s'« inocule » comme un venin - celui des serpents du bayou qui servent dans les rituels vaudous que pratique la féticheuse Sapphira, la tante de Betty, celle qui parle avec Legba, le « grand Nègre » et « maître des carrefours ». À défaut de richesse, certains de ces bluesmen pionniers deviendront célèbres : Bobby alias Robert Johnson (1911-1938), Willie Brown (1900-1952), son complice Son House (1902-1988), ou encore le fameux Chester Burnett, alias Howlin' Wolf (1910-1976).

Le blues irrigue ce grand roman choral, où tout le monde chante et joue de la musique - gospel à l'église du révérend Lloyd, un vieux cochon lubrique, père du malheureux Joshua conçu avec une prostituée défunte depuis -, comme il irriguera toute la musique populaire américaine, puis mondiale. « Toute la musique qu'(on) aime, chantait un certain Johnny Hallyday, elle vient de là, elle vient du blues. »

Impossible de citer tous les héros de Julien Delmaire, fictifs et réels mêlés comme le groove et la mangrove. Leur histoire court de 1932 à 1946, de la fin de la grande crise à l'après-guerre en Europe, à quoi Joshua survit, mais pas les enfants de Rebecca et Aaron Posner, le tailleur juif venu d'Allemagne et discriminé lui aussi par le Klan. Cet heritage, cette culture musicale, Greenville les célèbre depuis 44 ans, avec son Delta Blues Festival, le plus ancien des États-Unis. L'édition de cette année, pandémie oblige, a été reportée au 18 septembre prochain. Julien Delmaire y sera peut-être, comme chez lui.

Julien Delmaire
Delta Blues
Grasset
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22 € ; 496 p.
ISBN: 9782246823070

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