Bande dessinée

Le petit marché de la bande dessinée érotique s'apprête-t-il à sortir de l'anonymat ? Non seulement le secteur affiche une santé insolente malgré la pandémie, avec une croissance de son chiffre d'affaires de 14,2 % en 2020 selon GFK, mais il connaît aussi un « véritable regain d'intérêt » du lectorat, selon Nicolas Cartelet, responsable du label Dynamite chez La Musardine. Maintenu sous perfusion pendant des années par la réédition de classiques des années 1970 et 1980, notamment au sein de collections chez Hachette et Delcourt, le genre opère sa mue pour toucher de nouveaux publics.

Même si les albums des parrains du genre comme Milo Manara, Guido Crepax ou encore Paolo Serpieri continuent de trouver preneurs, l'heure est à un érotisme « plus doux », selon le journaliste spécialisé Christian Marmonnier. « La pornographie classique de la fin du siècle dernier est un peu tombée en désuétude, la sexualité à la papa est ce qui se vend le moins bien maintenant », affirme Thierry Plée, directeur des éditions Tabou. « Si l'on veut toucher un public plus large, on ne peut plus publier de la BD frontalement masturbatoire, il faut entrer dans l'érotisme par d'autres biais », abonde Nicolas Cartelet. Comme celui de l'humour.

Hybridation

Le succès populaire des deux tomes de Happy Sex de Zep (Delcourt), écoulés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires chacun, a mis en lumière l'appétence du public pour une bande dessinée coquine plus récréative et décalée que purement pornographique. Certes, un tel engouement reste une anomalie dans un secteur où les meilleures ventes ne dépassent généralement pas les 5 000 exemplaires. Mais il éclaire les tendances de fond à l'œuvre sur le marché. « Aujourd'hui, il y a un retour au réel, une vraie curiosité pour les différentes orientations sexuelles, un intérêt pour la dimension émotionnelle, l'enjeu identitaire. Le maître mot actuellement c'est la diversité », analyse Céline Tran, directrice de la collection érotique Porn Pop chez Glénat.
 

Porn Pop



En trois ans d'existence et bientôt huit albums au compteur, le label s'est imposé comme un jouissif cabinet de curiosités, navigant entre des albums de fantasy, des guides pratiques ou des récits de vie. Le dernier opus de la collection, Oscuro en Rosa, de Tony Sandoval, à paraître le 7 juillet, mêle érotisme et surréalisme dans un album à l'univers visuel marquant. « Bien que les albums en soient fortement teintés, l'érotisme n'est plus un élément de premier plan, il est relégué au profit de l'histoire ou de l'univers », relève Thierry Plée.

Depuis le milieu des années 2000, les éditions Tabou stimulent la création en proposant des titres hybrides inspirés de la BD de genre. La série phare de la maison, Orgies Barbares de Erich Hartmann, parodie les codes de l'heroic fantasy. Autre auteur en vue du catalogue Tabou, Cosimo Ferri s'est frotté au polar avec Mara, et au récit mythologique avec Achille. Plus franchement déjantés, les titres de la collection « BD Cul » des Requins Marteaux répondent eux aussi à « une envie de faire de la BD populaire, de la BD bis comme il existe un cinéma bis », explique Cizo, à la tête du label. Inspiré par les vieilles bandes dessinées de gare d'Elvifrance au ton potache et graveleux, l'éditeur souhaitait « réactualiser cet esprit en le confrontant à un regard d'auteur ».

Nouveaux lectorats

Ce travail de défrichage réalisé par les petits éditeurs inspire les majors du secteur, qui ouvrent progressivement leurs programmes à des albums érotiques. Chez Casterman, la série autobiographique intimiste Extases de Jean-Louis Tripp côtoie LastMan et Adèle Blanc-Sec au catalogue. Avec Niala de Jean-Christophe Deveney et Christian Rossi, paru dans sa prestigieuse collection de romans graphiques 1000 feuilles aux côtés de Peau d'Homme, Glénat livrait une relecture puissamment sexuelle du mythe colonialiste de Tarzan. « Pendant longtemps, ce mélange des genres entre l'érotisme et des éléments de création originaux ne fonctionnait pas, dans la mesure où le public historique de cette niche y était réfractaire, mais c'est en train de changer », remarque Nicolas Cartelet.

 

"Bd Cul"

Comme en littérature érotique, l'évolution récente du lectorat et des mentalités a amorcé un tournant dans la production éditoriale. « Le public n'est plus exclusivement masculin ni en quête d'un objet cristallisant uniquement des fantasmes. Le lectorat féminin, voire féministe, s'affirme », observe Céline Tran. Directeur éditorial d'Euphor, qui possède le label de mangas érotiques (appelés hentaï) Taifu Comics, Louis-Baptiste Huchez a assisté à la transformation de son audience au fil des salons. « Maintenant, les femmes viennent sur notre stand seules ou avec leurs amies, alors que ce n'était pas du tout le cas il y a cinq ou six ans », constate l'éditeur. Pour satisfaire aux demandes des lectrices, la maison s'est peu à peu détournée des compilations d'histoires courtes à consommer rapidement, le format dominant du hentaï au Japon, pour se recentrer vers des séries plus écrites avec des personnages récurrents. Les concurrents de Taifu, Hot Manga et le jeune label Seikô chez Dynamite, annoncent eux aussi développer une partie de leur catalogue dans cette direction.

La BD LGBT balbutiante

Pour autant, la BD érotique n'a pas encore tout à fait conquis tous les publics. « L'offre en matière de récits gays et lesbiens reste balbutiante, souligne Nicolas Wanstok, libraire aux Mots à la Bouche, à Paris. Les auteurs homosexuels, qui souvent ne parvenaient pas à être édités, ont court-circuité les éditeurs en s'auto-publiant sur internet ». Résultat, « la demande surpasse de loin l'offre » en librairie. Pour tenter de combler le vide, l'ancien professeur des écoles a lancé l'an dernier, chez Dynamite, la revue TTBM, pour « Très très bien monté ». Le magazine propose une compilation d'histoires courtes pornographiques homosexuelles alliant tous les genres et tous les niveaux de dessin. Quoique confidentielle, cette initiative comble en partie le vide laissé par la disparition des grandes revues de BD pornographique qui ont longtemps financé la création, comme Bédéadult en France ou Kiss Comix en Espagne, éteintes depuis le milieu des années 2000.

 

TTBM

Plus soft et inclusive, mieux représentée chez les grands éditeurs... la bande dessinée de charme s'est-elle enfin normalisée ? « Elle reste encore rangée en fond de magasin et suscite toujours quelques indignations, mais grâce aux réseaux sociaux, il y a aussi beaucoup de partage spontané, nuance Céline Tran. Evoquer le sexe et en proposer une représentation explicite et ce, même s'il y a du sens, met encore mal à l'aise en France. Raison de plus pour que Porn Pop existe ! »

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