Nelson Mandela sera mort avant que son rêve d’une paisible nation arc-en-ciel se soit accompli. Jude, dit Jerusalem, dit Jero, aurait pourtant pu être le parfait modèle de métissage que voudrait présenter à la face du monde l’Afrique du Sud post-apartheid. Zero Cupido, son père, est « coloured » : un Noir, en fait moitié malais, moitié cubain, « avec une petite goutte de sanghottentot », « théoriquement » musulman mais qui, « en réalité,[…] adore le porc et le whisky » ; sa mère, une Blanche dont le père juif autrichien a émigré avant l’arrivée des nazis. Comme le dit lui-même le jeune héros du dernier livre de Troy Blacklaws, Un monde beau, fou et cruel : « Mon sang, c’est un roman d’aventures en direction du sud depuis Malacca, La Havane et Vienne. » Même un roman d’amour, n’était cette précision : « Leur amour s’est éteint depuis longtemps. Si je n’étais là, il y aurait aucune preuve. » Sa mère a troqué l’amour de son coureur de jupons de mari contre une passion pour les nains de jardin et les feuilletons policiers. Zero, « mon vieux », comme le désigne le narrateur, « passe son temps à polir sa Benz, à palper les seins des putains, à couper des tranches de biltong [viande séchée] de koudou » ; « son idée du raffinement : astiquer le canon de son Colt 45 avec un chiffon sale ». Bref, Jero incarne bien l’Afrique du Sud pluriethnique, mais dans ses dysfonctionnements : issu d’un mariage mixte en décomposition, il est étudiant de littérature au Cap et espère être poète tout en redoutant que les préventions de son père, trafiquant en tous genres, soient justifiées. A quoi servent les livres et leurs mots trop longs ? Dans ce bas monde, ce qu’il faut pour survivre, c’est, primo, avoir quelque chose à vendre, deuzio, savoir marchander. A côté de Zero et de ses hommes liges - Canada Dry, un « débile de dealer » ex-taulard, et Dove Bait, « le Casanova prétentieux des Cape Flat » à qui le vieux « a trouvé un docteur pour crocheter le fœtus non désiré de sa petite amie avec le rayon tordu d’une roue de bicyclette » -, Jero fait figure de « moffie », « tapette » dans l’argot vernaculaire.
Le fiston est envoyé avec de la camelote à refourguer sur le marché d’Hermanus. C’est l’occasion rêvée pour la plume à la fois truculente et poétique de l’auteur de Karoo boy (Flammarion, 2006) de dépeindre le petit théâtre du quotidien sud-africain. Au destin de l’aspirant poète, Troy Blacklaws associe celui d’un professeur persécuté par le régime de Mugabe et pris dans les rets du trafic humain comme tant d’autres réfugiés zimbabwéens. Jabulani est l’un de ces nouveaux esclaves dans les champs de ganja. Blacklaws n’oublie pas les moments de grâce dans les interstices d’une vie de misère, mais la beauté ne sauvera pas spécialement le monde, elle est du monde, tout autant que la cruauté et la folie. S. J. R.