Récit/France 2 mai Brigitte Benkemoun

Il y a quelque temps, Brigitte Benkemoun avait décidé d'offrir à l'homme de sa vie qu'elle appelle T.D., qui avait perdu le sien, un nouvel agenda, Hermès mais « vintage », déniché sur un site de vente en ligne. Or, vérifiant que l'objet nouveau était bien le même que l'objet disparu, la journaliste s'aperçoit que cet agenda a été utilisé, et qu'il est plein de noms, d'adresses, de numéros de téléphone illustres. D'André Breton, 42, rue Fontaine, TRE 8833, à Pablo Picasso, à Cannes et à Vauvenargues. Voilà bien de quoi intriguer quiconque, même si on n'est pas journaliste ! Au terme d'une petite enquête servie par pas mal de chance, elle identifie la propriétaire de l'agenda, qui n'est autre que la célèbre Dora Maar, l'une des égéries du surréalisme, et qui fut, de 1936 à 1944-1945, jusqu'à ce qu'il mette fin à leur relation à sa façon, brutale, la compagne de Picasso, justement. Avant de finir sa vie, très âgée, bigote nazie et antisémite, en 1997, dans cet appartement-capharnaüm où elle habita durant cinquante-sept ans, totalement oubliée, confite en dévotion et dans sa rancœur contre celui qui l'avait abandonnée.

Brigitte Benkemoun prend alors les pages du petit carnet l'une après l'autre, afin d'identifier tous les répertoriés (jusqu'au plombier de Ménerbes, où Dora Maar avait une maison), et cela donne une succession d'anecdotes étonnantes, dont les héros s'appellent Eluard, Cocteau, Breton, Leiris (qu'elle orthographie Leyris), Lacan, avec qui elle suivit une psychanalyse en 1945, avant d'être internée, ou les Noailles, milliardaires excentriques et novateurs, qui firent beaucoup pour les mouvements d'avant-garde au début du siècle. Ce petit carnet n'est pas un agenda, c'est le who's who des arts et des lettres au début des années 1950. Surtout les survivants de la grande époque du surréalisme.

En creux, bien sûr, tout tourne autour de Picasso, dont elle était passionnément amoureuse, même s'il écrasa, sous le poids de son génie, les vrais talents de Dora Maar, photographe, peintre, maintenant reconnue parmi les grandes dames du surréalisme, avec Leonor Fini, Dorothea Tanning, Meret Oppenheim, Lise Deharme et quelques autres. Pour lui, elle restera toujours cette « femme qui pleure », modèle d'un de ses tableaux les plus connus. Cela frustrait Dora, qui n'avait pas un caractère facile, et aurait préféré que « son » Picasso l'aidât à s'épanouir. Ce n'était pas vraiment le genre du Minotaure, plutôt destructeur de son entourage. Autant de drames qui ont fait basculer l'artiste dans une espèce de folie mystique et de réclusion, même si le galeriste Marcel Fleiss la convainquit encore d'exposer une ultime fois, en 1990.

Ce récit, que Brigitte Benkemoun qualifie de « biographie relationnelle », et qui repose sur une enquête fouillée, minutieuse, est passionnant, original. C'est l'une des bonnes surprises de cette fin de saison littéraire.

Brigitte Benkemoun
Je suis le carnet de Dora Maar
Stock
Tirage: 5 500 ex.
Prix: 21,50 euros ; 336 p.
ISBN: 9782234083608

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