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La littérature, la morale et la Loi (1/2)

La littérature, la morale et la Loi (1/2)

Sade a trouvé ses héritiers dans la récente rentrée hivernale avec Le Chant de la mutilation, de Jason Hrivnak, 300 millions, de Blake Butler et surtout Métaphysique de la viande de Christophe Siébert.

La rentrée de cet hiver a vu paraître plusieurs livres de fiction qui repoussent les limites de la littérature… et de la censure. 

La filiation sadienne y est évidente, que ce soit dans Le Chant de la mutilation, de Jason Hrivnak (traduit de l’anglais par Claro, sorti aux éditions de l’Ogre), comme au cœur du saisissant 300 millions, de Blake Butler (traduit par Charles Recoursé et publié par Inculte), sans oublier Métaphysique de la viande de Christophe Siébert (Au Diable Vauvert)dont je connaissais déjà le travail littéraire et que j’ai accepté bien volontiers de préfacer.

Tout comme Le Chant de la mutilation et 300 millions,  Métaphysique de la viande est bel et bien un livre inclassable, réunissant ces deux textes majeurs de Christophe Siébert que sont Nuit noire et Paranoïa.

Dans Nuit noire, le procédé est pourtant d’un abord classique : le narrateur prend la parole à la première personne, avant de la céder dès le deuxième chapitre ; les phrases arrivent sans afféterie, la lecture est en apparence aisée. Tout présente les allures d’une fiction, certes angoissante et minutieuse, qui tourne vite au récit sexualo-terrifiant. Quant à Paranoïail narre dans une syntaxe iconoclaste et exigeante les péripéties cahotiques de Scorpio, Amy, Népès, personnages aussi dérangeants qu’attachants. Cela suffira pour le moment, tant pitcher le volume déjanté que constitue Métaphysique de la viande est un défi insurmontable.

Aucun des chefs-d’œuvre du genre érotique ou d’horreur n’égale en outrance ou en intensité la plume de Christophe Siébert, dont l’audace et le style ont déjà séduit les lecteurs dès ses premiers écrits, ainsi que celles de Blake Butler et de Jason Hrivnak.

Ceci n'est pas une provocation

Tous ces ouvrages déconcertent par leur crudité : rien ne nous est épargné – et c’est tant mieux, car ce sont autant de détails qui aiguisent tous les sens, autant de malheurs subis ou voulus par les protagonistes - dont nous suivons, dans un livre, la folie meutrière, dans un autre, la volonté de voir tous les Américains s’entretuer, ou encore, dans un troisième, un adepte de la torture se décider à mutiler sans discontinuer - et donc autant de bonheurs surprenants de lecture. 

Il ne faut voir pourtant dans cette recette aucun goût pour la provocation : la pertinence des cocktails uniques concotés par Christophe Siébert, Blake Butler ou Jason Hrivnak classent leurs récitsmille coudées au-dessus des supposés livres trash, dont le public est appelé, à grands renforts de mauvaise publicité, à se scandaliser à chaque saison littéraire.

Ce sont surtout autant de contes qui se lisent sans tabous, sans complexes, sans retenue. Ils mettent en scène la vie et la mort, réelles ou sublimées. Ils s’attaquent, sans crier garde, à la société et à ses tabous, sous un angle que la société, et en particulier les morales religieuse comme politique, désapprouvent. Les personnages tuent, lèchent, mordent, hument, etc. Et l’art de ces trois auteurs conduit à se délecter de ce qui autrement écrit ne pourrait qu’indigner. 

Les images évoquent, sans les copier, Les 120 Journées de Sodome de Sade ou, plus près de nous, Yapou bétail humain de Nosho Zuma.

La puissance du seul Métaphysique de la viande tient encore au mélange de tons et de voix, de scènes nauséabondes, de souvenirs d’enfance et d’adolescence, d’obsessions, de clichés, d’une volonté incessante de se soumettre à nu (dans tous les sens du terme) au jugement critique. 

Les sujets abordés tour à tour par Siébert se révèlent quelques fois presque inédits en littérature. Quel écrivain, même le plus sadien, a jusqu’à présent osé disserter avec un tel soin sur les aisselles, les cadavres d’animaux ou le viol de sa propre grand-mère ? 

Le lecteur voyeur

Nos trois romanciers ne suivent qu’une seule règle : le plaisir personnel, sexuel, exhibitionniste de leurs créatures. Et dictent à leur auditoire un rythme implacable. 

Et voilà cet auditoire devenu voyeur, au fil des pages qu’il ne peut résister de tourner ; puis, arrivé au terme, s’avouer enthousiaste, vaincu par une prose écoeurante et fascinante.

Leçon magistrale contre les préjugés et les interdits, ces trois livres s’inscrivent au premier rang des œuvres majeures, de celles dont la découverte marque une vie de lecteur. Jalousons donc ceux qui le découvrent à présent et connaîtront enfin le sens du mot si galvaudé de transgression.   

La transgression par la création est d’ailleurs toujours un sujet de préoccupation du législateur comme des juges.

La notion d’outrage aux bonnes mœurs est présente dans l’esprit des autorités, quand bien même son acception a fortement évolué.

Charles-Quint fit dresser, en 1546, par l’université de Louvain, le premier Catalogue des livres dangereux, ouvrant ainsi la voie d’une innombrable lignée de censeurs.? Pie IV, quant à lui, fit établir la Liste des livres défendus.
La première édition des Contes de La Fontaine, par exemple, fut entièrement détruite du fait de ces mises à l’index qui s’intensifièrent avec le développement du commerce du livre. En 1737, en plein cœur du siècle libertin, le chancelier d’Aguesseau choisit purement et simplement d’interdire les romans. 

Une loi de 1791 embrassait dans un même élan outrage à la pudeur, excitation de mineurs à la débauche et outrage aux bonnes mœurs : « Ceux qui seraient prévenus d’avoir attenté publiquement à la pudeur des femmes, par action déshonnête, par exposition ou vente d’images obscènes, d’avoir favorisé la débauche ou la corruption des jeunes gens seront condamnés à une amende de cinquante à cinq cents livres et à un emprisonnement qui ne pourra excéder six mois. »

(à suivre)
 
 
 

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