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La littérature, la morale et la Loi (2/2)

La littérature, la morale et la Loi (2/2)

Parfois les textes choquent. Et selon les époques, l'objet du scandale évolue. Aujourd’hui, les interdictions sont cependant rares, mais subsistent encore.

Suite de la première partie parue le 19 avril.

Le Chant de la mutilation, de Jason Hrivnak (traduit de l’anglais par Claro, sorti aux éditions de l’Ogre), 300 millions, de Blake Butler (traduit par Charles Recoursé et publié par Inculte) et Métaphysique de la viande de Christophe Siébert (Au Diable Vauvert) sont autant d’occasions de continuer cette brève histoire des liens entre censure et littérature transgressive.

La première politique systématique de censure a été érigée par une loi de 1819 : « Tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs, par l’un des moyens énoncés en l’article 1er, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents francs. » La « morale publique et religieuse » rejoignait sans plus de précision les bonnes mœurs. Cette disposition, pour le moins amphigourique, fut redoutablement appliquée, au point de pourchasser ce que la fin agitée du xviiiesiècle et la relative permissivité de la Révolution avaient laissé publier. Les victimes de cette loi sont encore célèbres aujourd’hui.

Les Chansons de Béranger, La Guerre des dieux de Parny connurent leur première interdiction en 1821. En 1822, ce furent Le Chevalier de Faublas, de Louvet de Couvray, qui avait pourtant été publié régulièrement depuis 1787 et les Chansons de Piron. En 1824, la police poursuit soudainement Les Liaisons dangereuses!

En 1826, Erotika biblion, de Mirabeau, et Les Divinités génératrices du culte de Phallus chez les anciens et les modernes, de Dulaure, sont visés à leur tour. Il est vrai que leurs titres, plus qu’explicites, leur laissaient peu de chances de survie en librairie ! En 1852, Le Sopha, de Crébillon fils, et Les Bijoux indiscrets, de Diderot, sont rattrapés par le Second Empire, etc.

1857 fut la grande année du procureur général Pinard, au jugement littéraire aussi étroit que sa morale : il poursuivit d’abord, pour Madame Bovary, Flaubert, qui fut relaxé. Baudelaire, lui, en revanche, fut condamné le 20 août de la même année ; Les Fleurs du mal ne bénéficieront d’une procédure de révision, et donc de la possibilité d’être publiées intégralement, qu’en 1949.

La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse et la réglementation propre aux bibliothèques, qui est toujours en vigueur, subit régulièrement les critiques des professionnels de l’édition de jeunesse. C’est cette même loi, appliquée sans discernement et totalement inadaptée à l’heure du numérique, qui permet de faire interdire à la vente aux mineurs et, donc, à l’exposition les publications à « caractère licencieux ou pornographique ». 

Jusqu’en 1994, date d’entrée en vigueur d’un nouveau Code pénal, le délit d’outrage aux bonnes mœurs fit, grâce aux nombreuses précisions de ses dispositions, le bonheur de ceux qui voulaient sauvegarder la morale publique. Les textes visaient les « imprimés, tous écrits, dessins, affiches, gravures, peintures, films ou clichés, matrices ou reproductions phonographiques, emblèmes, tousobjets ou images contraires aux bonnes mœurs ». Que ceux-ci soient importés, exportés, transportés, projetés, affichés, exposés, vendus, loués, offerts, distribués ou remis !

Ces textes donnèrent lieu, à la fin des années 1950, à l’affaire Sade. Rappelons-nous que, plus de cent soixante ans après avoir été enfantée, souvent au fond des geôles de l’Ancien Régime, l’œuvre du marquis de Sade gênait encore. En 1956, le ministère Public a ainsi intenté un procès à Jean-Jacques Pauvert contre la publication de certains textes du marquis. Pauvert avait décidé qu’il était temps de révéler au public le génie du plus maléfique des écrivains. L’initiative lui a valu un procès, qui s’est achèvé deux ans plus tard avec l’obligation de ranger les livres incriminés parmi les publications interdites à la jeunesse. Encore quelques décennies, et il a été possible de lire Sade dans la somptueuse bibliothèque de la « Pléiade » ; il n’y a cependant pas perdu un degré de sa puissance subversive. Ce qui fait dire à Pauvert qu’avec Sade disponible à dans toute bonne librairie, aucune censure n’a encore de sens.

Mais ce n’est qu’en 1963 que fut gagné, à Londres, par l’éditeur des Mémoires de Fanny Hill, le dernier procès de ce livre dont on affirme qu’il fut le plus poursuivi de tous les temps.

Depuis 1994, le Code pénal vise, en un seul article, les messages « à caractère pornographique ». Les responsables encourent désormais trois ans d’emprisonnement et soixante-quinze mille euros d’amende. Ce texte recouvre en pratique le champ d’application de l’ancien délit d’« outrage aux bonnes mœurs ». Mais il a toujours été considéré que le délit d’outrage aux bonnes mœurs ne doit pas entraver les manifestations de l’art et de la science. Le problème est donc de tracer une ligne de démarcation entre art et outrage aux bonnes mœurs… 

Point de vue subjectif

Il y a néanmoins toujours eu, en pratique, une certaine tolérance pour les ouvrages de science destinés au public restreint des chercheurs. Les éditeurs surent en profiter et les albums sur l’anatomie ou le sport antique fleurirent au début du siècle. Mais, dans ce genre de publications, la présentation compte pour beaucoup : il a ainsi été jugé que des tableaux de nus rassemblés pour illustrer les diverses positions de l’amour étaient répréhensibles du fait même qu’ils étaient regroupés… 

Les associations dites « compétentes » (c’est-à-dire de défense de la moralité, agréées et reconnues d’utilité publique) peuvent agir et demander la saisie d’un livre. Mais avant toute poursuite, le ministère public doit prendre l’avis d’une commission spécialisée, dont la composition fait un peu frémir : outre des magistrats de la Cour de cassation et de la Cour d’appel, un professeur de droit, un représentant du ministre de l’Éducation nationale, un représentant de la Société des gens de lettres (SGDL), y siègent surtout un représentant des associations constituées pour la défense de la moralité publique et un représentant de l’union nationale des associations familiales… Comme si des magistrats professionnels n’étaient pas en mesure de jauger les excès éventuels de certains auteurs.

Aujourd’hui, les interdictions sont cependant rares, mais subsistent encore : le romancier Mathieu Lindon en a fait l’expérience, en 1988. En 2002, l’ouvrage Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin a été menacé d’interdiction par Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, qui a finalement renoncé à toute forme de censure à son égard ; tandis que, das la foulée de ce sandale, je plaidais pour Louis Skorecki et son livre inoui, Il entrerait dans la légende, que Leo Scheer avait eu le courage d’éditer. Mes clients ont écopé d’une peine de prison avec sursis prononcée par le tribunal de Carpentras, avant qu la Cour d’appel de Nimes ne nous donne raison et ne relaxe tout ce beau monde littéraire.  

Car, depuis la fin des années 1980, sévit une véritable inflation de procès initiés par des associations d’intégristes de tout poil à l’encontre des œuvres artistiques, littéraires ou cinématographiques.

On mesure à ce rapude bilan les évolutions et les tensions qui continuent de gouverner les étranges rapports qu’entretiennent le sexe et la loi, ainsi que la nécessité de louer la période actuelle, si prude, mais au cours de laquelle les trois ouvrages de cette rentrée ont pu être édités et sortir en librairie sans, pour l’heure, subir de poursuites judiciaires.
 

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