15 octobre > Essai France

Pour châtier la vaine gloire des hommes qui prétendaient construire une tour pouvant atteindre le ciel, Dieu jeta la zizanie chez ces bâtisseurs qui ne parlaient qu’une seule langue en en créant plusieurs. Babel, c’est la multiplicité des langues, et partant le chaos de la diversité. D’où la nécessité de traduire, ainsi que de maîtriser "la langue mondiale", l’idiome international véhiculaire (aujourd’hui l’anglais) qui permet de se faire comprendre dans le village global. Traduction et bilinguisme - parler sa langue vernaculaire et la lingua franca du moment - sont les deux mamelles d’un humanisme cosmopolite bien ordonné. Mais au-delà de l’irénique vision d’un patrimoine culturel mondial divers et partagé par tous, et malgré la curiosité intellectuelle qu’impliquent indéniablement ces deux pratiques, traduction et bilinguisme, comme le montre Pascale Casanova dans son nouvel essai La langue mondiale, sont surtout les révélateurs du prestige d’une langue, et de son empire sur les autres.

Les langues ont beau toutes posséder leur génie propre, certaines sont plus égales que d’autres. Il existerait bel et bien une "domination", au sens où l’entendait Pierre Bourdieu, et dont se revendique l’auteure de La république mondiale des lettres (Seuil, 1999). Les œuvres anglo-saxonnes représentent plus des deux tiers des traductions en France et dépassent les 60 % dès 1990, selon l’Index Translationum, et tout écrivain non anglophone qui ambitionne d’exister sur l’échiquier de la Weltliteratur a intérêt à être lu traduit dans la langue de Shakespeare, ou plutôt dans celle d’Hemingway. Question de nombre mais surtout de pouvoir (le chinois n’est pas pour l’heure la langue internationale) : poids économique et "capital symbolique", ce fameux prestige de la langue mondiale qui "enrichit" ses locuteurs.

Pour étayer sa thèse, Pascale Casanova nous fait suivre le destin du français, langue longtemps dominée par le latin des clercs, langue d’Eglise et des hommes de sciences. Du Bellay avec sa Deffense et illustration de la langue françoyse (1549), Charles Perrault dans la querelle des Anciens et des Modernes qui conteste la supériorité du grec et du latin : "Je vois les Anciens sans ployer les genoux,/Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous"… Dans cette lutte des langues, les gens de lettres français ne cessent de se battre et vont, à partir du "siècle de Louis XIV", réussir à substituer le français au latin comme langue universelle, en faire "le latin des Modernes". Au point que, que ce soit Plutarque ou Pamela de Samuel Richardson, tout sera traduit "à la française" : des adaptations ethnocentriques plus que de véritables traductions scientifiques, dites "belles infidèles". Sean J. Rose

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