Féminisme

La périlleuse aventure éditoriale des « colleuses »

Les colleuses d'affiches. - Photo Olivier Dion

La périlleuse aventure éditoriale des « colleuses »

Denoël publie en octobre le premier beau livre illustré dédié au mouvement féministe des collages de rue. Coordonné par le pôle parisien du collectif, l'ouvrage a impliqué la participation de 2 000 personnes. Un véritable tour de force éditorial.

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Par Isabel Contreras,
Créé le 30.05.2021 à 09h32

Vous les avez sûrement remarqués près de chez vous. Arrachés ou tout frais, la colle luisante. Ces messages féministes écrits à la peinture noire sur des feuilles A4 s'affichent dans les rues et dénoncent, surtout, les féminicides et les violences conjugales. Derrière ces collages, il y a les colleuses. Pardon, les « colleureuses », nous précisent-elles au début de l'interview. « Elles » pouvant être identifiées « ils » ou l'inverse. « Colleureuse » est donc le terme inclusif qui intègre trans et non-binaires dans ce collectif né en 2019 à Paris.

Dorothée Cunéo , directrice de Denoël.- Photo OLIVIER DION

« Les causes d'un viol : les violeurs », « Papa, il a tué maman »,« Vanessa [Springora NDLR], on te croit ». Dans toutes les villes françaises comme dans plusieurs pays étrangers, les slogans se renouvellent, se « rafraîchissent » au gré des sujets qui traversent l'actualité. Les collages contre la pédocriminalité se sont multipliés après l'affaire Duhamel, d'autres sont apparus en soutien aux Ouïgours persécutés en Chine. « Nous apportons de la visibilité à toutes ces victimes qui sont dans le silence », explique Anna [les noms de nos « interlocuteurices » colleuses ont été modifiés à leur demande car elles se disent « fiché.e.s » par la police].

Mise en œuvre difficile

Dorothée Cunéo, directrice de Denoël, a eu envie de proposer un beau livre à ce collectif mouvant. « L'ouvrage rendrait hommage à ces collages souvent éphémères et par ailleurs si créatifs », explique-t-elle. Créatifs ? « Politiques ! », lui auraient rétorqué les colleuses. La mise en œuvre de ce projet éditorial est à l'image de l'organisation de ce groupe : tentaculaire.

Tout a démarré fin 2020. Lorsque la directrice de Denoël décide de proposer ce projet au mouvement, elle commence par contacter Camille Lextray, qui vient de faire la Une du magazine Elle en compagnie d'autres personnalités féministes. Ex-colleuse, la militante accepte de consulter les 2 568 membres du groupe Facebook « Collages féminicides Paris » (CFP). Le mouvement fonctionne dans « l'horizontalité » : pas de leader, ni de statut juridique qui vienne encadrer le groupe. Toute décision est votée après des discussions collectives animées. Le projet de livre somnole alors pendant plusieurs mois. « Nous avons longuement discuté s'il ne valait pas mieux se tourner vers une maison d'édition féministe indépendante », fait savoir Anna.

Les colleuses.- Photo © LÉA MICHAËLIS

Une diffusion plus large

Denoël finit toutefois par l'emporter. Puisque les forces vives du collectif (photographes, graphistes, illustratrices) seront appelées à y participer, « autant les rémunérer et profiter de la force de frappe d'une structure éditoriale forte comme Denoël », éditeur par ailleurs d'Eve Ensler (Monologues du vagin, 2005), de l'anti-grossophobe Roxane Gay (Hunger, 2019) ou de l'autrice de BD américaine Alison Bechdel (Fun home, 2013). « Denoël nous permet aussi de diffuser nos valeurs auprès d'un autre public, note Anna. Nous sommes souvent confrontées aux mêmes personnes dans les réseaux sociaux, un microcosme fermé. »

« Surtout, poursuit son acolyte Nora, 19 ans, par le biais d'un livre, nous pouvons nous exprimer en toute liberté. Nous sommes souvent déçues par les articles qui paraissent dans la presse... Avec cet ouvrage, nous allons aussi apporter posément des explications à toutes ces personnes plus ou moins violentes qui nous demandent pourquoi nous collons des messages sur les murs ».
 

Les colleuses.- Photo © TAY CALENDA

Deux groupes WhatsApp et un canal Facebook

Ces deux colleuses sont devenues en mars « la passerelle refroidie » entre le mouvement et la maison d'édition. Elles orchestrent les diverses consultations liées au plan éditorial et les coordonnent en ligne. D'abord sur WhatsApp ou une cinquantaine de personnes participent à deux groupes, l'un édito l'autre icono. Puis sur Facebook où un canal a été ouvert sur le groupe CFP. « Nous rendons compte de l'avancée du projet en prenant en considération l'avis de tout le monde », précise Nora.

Le mémorial.- Photo © TAY CALENDA

En visio, Dorothée Cunéo retrouve les colleuses pour avancer sur le contenu du livre. Certaines règles s'imposent naturellement. L'écriture sera inclusive selon le modèle proposé par le compte Instagram #payetanonbinarité : « utiliser le point médian + mettre un X pour les personnes non binaires ». Pour gagner en lisibilité, Dorothée Cunéo leur propose souvent de remplacer des mots par d'autres. « Au lieu d'employer étranger, nous utilisons touriste ». Elles s'amusent et songent à titrer le chapitre sur l'historique du mouvement « l'hystérique ».

Les colleuses.- Photo © LÉA MICHAËLIS

L'inclusivité passe aussi par un glossaire au début de l'ouvrage. Les définitions de matrimoine, femmage ou intersectionnalité côtoient adelphité, agenre, gender fluid, transgenre. Sur 200 pages, les colleuses tiennent à revenir sur leur histoire et la nature de leur geste, comment elles s'approprient la rue. Elles expliquent en détail le style des collages, signature de Marguerite Stern. Mise au ban par le mouvement en raison de ses positions transphobes, cette activiste s'est inspirée de Pierre Soulages, des pancartes des suffragistes et des typographies des slogans Femen pour arriver à « ce coup de génie », écrit-elle avec ironie dans son livre Héroïnes de la rue (Michel Lafon, 2020).

Chez Denoël, les colleuses préfèrent insister sur leur vision féministe « intersectionnelle » où les luttes convergent et s'enrichissent. Elles dénoncent aussi la grossophobie (discrimination vis-à-vis des personnes grosses, en surpoids ou obèses) ou le validisme (discriminations vis-à-vis des personnes en situation de handicap). Ainsi, de nombreux témoignages sont insérés au fil des chapitres, « pour que les personnes concernées par des oppressions spécifiques puissent s'exprimer ».
 

Dans l'évolution constante

Les discussions se poursuivent courant avril, au moment où l'on a réalisé cet article. L'éditrice n'hésite pas à soumettre aux membres de nouveaux chapitres. Une interview de Vanessa Springora ou de Camille Kouchner sur les collages qui les ont autrefois concernées ? « Nous refusons de starifier les victimes », répondent-elles en chœur. Une cartographie pour montrer l'ampleur du mouvement accompagnée d'une recension exhaustive de tous les slogans ? Cela tombe bien, l'une des colleuses, Alexandra Mallah, prépare sa thèse de doctorat sur ce mouvement féministe. Chercheuse à l'EHESS, elle « apporte des ressources immenses », s'enthousiasme Dorothée Cunéo.

Les colleuses d'affiches.- Photo OLIVIER DION

Et les photographies viendront rappeler aussi des moments importants : « comme la fois où nous avons réussi à monter sur la statue de la place de la République à Paris lors des manifestations contre la loi sécurité globale... Les hommes cis [dont le genre ressenti correspond au genre assigné à la naissance NDLR] sont souvent ceux qui l'occupent ». Le lecteur découvre les collages et colleuses parisiens en sa majorité, consignés par la photographe et colleuse italienne Tay Calenda.Mais aussi des messages placardés ailleurs, dans d'autres villes françaises. Le titre provisoire ? Notre colère sur vos murs.
 

D'autres questions restent encore en suspens. Comme l'à-valoir et son montant. La somme sera versée dans une cagnotte collective ainsi que les droits d'auteur. « Cet argent nous permettra d'acheter du matériel, de le consacrer à l'entraide mais aussi de payer des amendes et même des frais d'avocat », souligne Nora. Les colleuses sont souvent verbalisées par les forces de l'ordre. Elles se déplacent sur un terrain miné, tout comme nous lors de l'écriture de cet article, craignant d'éveiller des susceptibilités par rapport aux termes inclusifs. « Nous ne sommes pas la police de l'écriture inclusive ! », temporisent-elles en souriant. Dorothée Cunéo avance finalement confiante dans le projet. « Elles ont une maturité remarquable et du recul par rapport aux questions qu'elles défendent, l'évolution est constante ».

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Notre colère sur vos murs, octobre 2021, Denoël (24 euros).

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