(RE)DÉCOUVERTE

La photographie défend sa place en littérature jeunesse

Médiathèque José Cabanis de Toulouse

La photographie défend sa place en littérature jeunesse

Qui a peur de la photographie en littérature jeunesse ? Pas les enfants, assurément, répondent Laurence Le Guen, auteure d'une thèse sur ce genre méconnu, et Brigitte Morel, directrice des éditions Les Grandes Personnes. Pourtant, les livres photos pour les petits, surtout lorsqu'il s'agit de fictions, restent boudés par les parents et les libraires. Tour d'horizon d'un champ éditorial foisonnant qui n'a pas dit son dernier mot.

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Par Souen Léger,
Créé le 05.08.2021 à 11h51

Au rayon jeunesse, le dessin est roi, éclipsant d'autres formes d'illustrations, en particulier la photographie, présente dans la littérature française pour enfants dès le début du 20e siècle. Discrète, souvent dédaignée par les professionnels du livre, cette "photolittérature jeunesse", comme la nomme Laurence Le Guen, chercheure associée à l'université de Rennes 2, est en train de sortir de l'ombre. Plusieurs événements, en France comme à l'étranger, lui ont été consacrés, retraçant une histoire aussi riche que tourmentée. Jusqu'au 20 septembre, la médiathèque José Cabanis de Toulouse propose ainsi l’exposition "Clic Clac, la photographie dans la littérature jeunesse". 

"On admet la photographie dans les documentaires ou les imagiers, bien sûr, mais aussitôt qu’elle accompagne une fiction, elle fait peur. Cela fait plus de 100 ans que l’on fonctionne avec cette réticence, malgré quelques améliorations depuis les années 2000 peut-être", retrace Laurence Le Guen, auteure d’une thèse sur ce champ éditorial ignoré de la recherche jusqu'à ce qu'elle y plonge à partir de 2015. "Au début, nous pensions qu'il existait 500 ouvrages photolittéraires, mais c'est en fait par milliers qu'il faut les compter ! De grands photographes et écrivains ont contribué à écrire l'histoire de cette photolittérature jeunesse en France, en Europe et aux Etats-Unis", poursuit-elle. 

De rares best-sellers

Et ce corpus ne cesse de s'enrichir, les maisons d'édition jeunesse poursuivant les expérimentations, le plus souvent avec parcimonie en raison du destin commercial incertain de ces ouvrages.  "Le livre photo reste assez difficile à vendre en France, et totalement impossible à vendre à l'étranger", confirme Brigitte Morel, fondatrice des éditions Les Grandes Personnes, engagée dans la défense de ce genre depuis quinze ans déjà. Au début des années 2000, alors qu'elle œuvre encore au Seuil Jeunesse, l'éditrice publie le Big bang book, premier livre de la photographe française Claire Dé, les imagiers de François Delebecque, ou encore les titres de l'artiste Ianna Andréadis. 

Ces auteurs la suivent dans son parcours, aux éditions du Panama d'abord, aux Grandes Personnes ensuite où paraîtront, le 26 août 2021, deux nouveaux imagiers de Ianna Andréadis, "pour donner à voir la beauté du monde aux enfants", selon Brigitte Morel. Les tout-petits pourront ainsi découvrir les arbres, leurs feuilles et la diversité de leurs coloris à l'automne en parcourant Du platane au gingko, tandis que Des goûts et des couleurs : histoires de fruits et de légumes leur fera apprécier la diversité des teintes et des formes sur les étals des marchés. A destination des 8-12 ans cette fois, l'éditrice prépare pour 2022 la parution d'un ouvrage documentaire de François Delebecque sur l'ensemble architectural de Cap Moderne, dans les Alpes-Maritimes.
 
Photo IANNA ANDRÉADIS

"Je fais des livres photos comme je fais des livres illustrés, c'est-à-dire qu'il y a un vrai travail avec les auteurs", souligne Brigitte Morel qui a également publié les oeuvres, accompagnées de clichés, de l'autrice jeunesse Ramona Badescu, à l'origine de la série des Pomelo, et du photographe Charles Fréger. En la matière, son best-seller, Mais où est Momo ?, du Canadien Andrew Knapp, n'est pourtant pas une création mais un achat, découvert au hasard d'une halte au Gibert de Barbès, à Paris. D'abord tiré à 4 000 exemplaires lors de sa première parution en 2018, puis réédité en mai 2021, cet imagier mettant en scène les vacances du chien Momo s'est vendu à près de 20 000 exemplaires. "L'aventure de ce photographe avec son chien durait depuis plusieurs années, il a fait énormément de photos, il avait de la matière", précise l'éditrice.

Poésie, conte, documentaire… La photo investit tous les genres

D'autres maisons se sont fortement engagées en photolittérature jeunesse, à l'image de Où sont les enfants ? et Passage piétons, spécialisées dans ce format jusqu'à leur disparition, respectivement en 2009 et 2013. Sans être aussi exclusives, les éditions Thierry Magnier ont notamment publié l'imagier à succès Tout un monde (1999), tandis que Memo développe des rééditions d'ouvrages photo-illustrés majeurs comme Le cœur de Pic (2004), un recueil de 32 poèmes de Lise Deharme illustré de 20 photographies de Claude Cahun, paru pour la première fois en 1937, et l'album Deux petits ours (2018), de la photographe animalière Ylla (1911-1954). 

Plus récemment, Le Seuil Jeunesse a publié le documentaire Petit soldat, de Pierre-Jacques et Jules Ober (2018), un récit sur la Première Guerre mondiale raconté par le biais de petits soldats de plomb photographiés. Photographie, encore, dans Le jour où je serai grande, une histoire de Poucette, de Timothée de Fombelle et Marie Liesse, paru chez Gallimard en janvier 2020 et inspiré du conte de Poucette.

Photo ISABEL GIL - L'ÉCOLE DES LOISIRS
Ces parutions illustrent la diversité des genres investis par la photographie, tout comme la richesse des techniques employées. Dans Bon voyage, Gouzi Lapin !, à paraître le 18 août à l'Ecole des Loisirs, l'animateur de Sesame Street Mo Willems mêle dessin à la plume et photographies numériques pour conter les histoires du doudou aux longues oreilles. A la même date, l'éditeur jeunesse publie dans sa collection "Loulou & Cie" les nouvelles aventures des escargots en pâte à modeler de la plasticienne Isabelle Gil, avec 10 escargots font la course.


Encourager les photographes 


Mais il ne faut pas s'y tromper, la photographie reste marginale en littérature jeunesse, souvent boudée par les acheteurs, qu'ils soient parents, libraires, bibliothécaires ou enseignants. "On l'accuse d'être brideuse d'imaginaire, trop réaliste, de mauvaise qualité", analyse Laurence Le Guen. "Les critiques des années 60-70 ont été très violentes et ont marqué pour longtemps l'esprit des pédagogues et des chercheurs", estime-t-elle encore. Or les enfants aiment la photographie, selon une enquête menée par cette docteure en littérature en partenariat avec le laboratoire Loustic de l’université Rennes 2. "L’illusion de vérité et de réel que la photographie apporte séduit beaucoup les enfants. Ils aiment aussi voir les personnages, et chercher des ressemblances avec eux", énumère-t-elle. 

"Historiquement, les libraires sont plutôt réticents, reconnaît Brigitte Morel. Mais c'est peut-être en train de changer. De la photo, on en a de plus en plus dans notre quotidien, sur nos téléphones, forcément, ça peut influencer notre approche." Un autre frein à l'essor du genre proviendrait cependant des artistes eux-mêmes. "Ce n'est pas évident de trouver des photographes qui ont envie de se poser la question du livre jeunesse. Autant dans les écoles de dessin on apprend à faire une illustration jeunesse, autant dans les écoles de photographie, il me semble que ce n'est pas souvent un sujet abordé", rapporte Brigitte Morel.

Pour lever les réserves et dissiper la méfiance, pour susciter l'envie, aussi, de découvrir ces œuvres, les amateurs du genre se font donc "militant(s) de la photolittérature", comme se décrit elle-même Laurence Le Guen. De conférences en table-rondes, et dans les classes de collège où elle enseigne, elle lève le voile sur ce pan de la littérature jeunesse en quête de reconnaissance. La chercheure prépare d'ailleurs, pour le printemps 2022, une monographie consacrée à la photolittérature jeunesse de 1886 à nos jours, à paraître chez Memo. En attendant, d'autres leviers restent à actionner, comme la transmission d'une certaine culture photographique, délaissée par l'enseignement. "Les livres qui visent à montrer la production des grands maîtres pourraient aussi être un moyen de faire accepter la photolittérature", glisse Laurence Le Guen, qui se réjouit du regain d'intérêt international autour de son champ de recherche.

Sur le site miniphlit, son carnet de recherches en ligne – une mine d'informations mêlant images de livres anciens et nouveaux, articles, interviews de photographes (américains, notamment) – elle vient de lancer un grand appel à contributions pour balayer toutes les catégories de la photolittérature jeunesse. Alors que plusieurs contes ont été réédités avec des photographies, elle organise par ailleurs le 11 mars 2022, à l'université de Rennes 2, une journée d'études consacrée à ce sous-genre. Il s'agit, en somme, de maintenir cette ébullition pour que la photographie ne soit plus le parent pauvre du livre pour enfants.
 

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