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Le papier au bout du rouleau ?

Bobines de papier, imprimerie Bussière - Photo OLIVIER DION

Le papier au bout du rouleau ?

Le très technophile académicien Erik Orsenna publie le 29 février une ode au papier. Pourtant, dans l'édition, ses jours paraissent comptés. Pour les papetiers, c'est un marché de niche qui présente surtout l'avantage d'une certaine stabilité. Mais leurs recherches se focalisent sur l'amélioration de la productivité plutôt que sur de réelles innovations.

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Par Hervé Hugueny,
Jean-Claude Perrier,
Créé le 13.02.2015 à 16h31 ,
Mis à jour le 09.03.2015 à 10h55

La consommation de papier pour le livre n'échappera pas à un déclin déjà amorcé, mais Erik Orsenna va contribuer à ralentir le recul cette année : pour le tirage initial de son livre, Sur la route du papier (voir p. 16-17), >Stock a réservé 20 tonnes d'un bouffant sans bois 65 g de teinte légèrement ivoire de belle facture, précise Hélène Vaultier, chargée de la fabrication de l'ouvrage. "Pour la couverture, nous avons conservé la même carte de création que pour les précédents "Petits précis de mondialisation", à laquelle nous avons, à la demande de l'auteur, apporté un petit traitement supplémentaire, un embossage de l'illustration sur la première de couverture", ajoute-t-elle.

UNE BAISSE DE 52 % AUX USA

Dans quelques années, le soin apporté à la fabrication de ces petits assemblages de feuilles devrait prendre une dimension presque exceptionnelle, car réservée à des ouvrages de moins en moins nombreux. D'ici à la fin de la décennie, la consommation de papier aura baissé de 52 % par rapport à aujourd'hui dans l'édition de livres aux Etats-Unis en raison du développement massif de la lecture sur liseuses ou tablettes tactiles, selon une projection du cabinet MediaIdeas.

Ce ne sera pas forcément un problème pour les éditeurs qui peuvent s'y retrouver en termes de marge, meilleure sur le numérique que sur le papier, comme le signale le groupe Lagardère, actionnaire d'Hachette, dans sa communication financière. Mais c'est assurément une évolution que les papetiers surveillent, et à laquelle ils tentent de faire face.

En Europe, les papetiers ont encore un peu de temps pour organiser leur repli : le livre papier reste largement dominant, sauf dans le secteur des STM et en Grande-Bretagne où le numérique devrait atteindre 10 % du marché cette année, préfigurant les transformations à venir sur le Continent.

UN DÉBOUCHÉ TRÈS MINORITAIRE

Mais la baisse de consommation de l'édition n'est pas un problème majeur pour l'industrie papetière, car le livre ne représente plus qu'un débouché très minoritaire. Depuis l'invention du procédé d'agglomération des fibres de cellulose en feuilles qui ont servi de support au savoir de l'humanité pendant plus de deux mille ans, de multiples autres usages ont été inventés, du plus trivial (dans l'hygiène) au plus sophistiqué (emballages "intelligents").

En France, le volume de livres imprimés était en recul de 4,5 % à la fin d'octobre 2011 par rapport à 2010 (estimation I + C pour l'Observatoire des marchés de la communication graphique), soit une consommation qui peut s'évaluer à 165 000 tonnes de papier. Cela représente moins de 2 % des 9,7 millions de tonnes consommées au total en 2011, selon le bilan de la Copacel, dont 2,9 millions de tonnes pour les papiers d'impression-écriture : même dans cette sous-catégorie, le livre ne représente qu'un petit marché, à côté de la presse quotidienne et magazines, et des catalogues - lesquels secteurs sont aussi en recul, pour les mêmes raisons que l'édition. L'usine Condat, spécialisée dans le couché, a produit à elle seule plus de 500 000 tonnes de papier l'an dernier.

Mais pour les papeteries spécialisées dans cette production, le recul de consommation de l'édition en France, pour l'instant essentiellement dû à la part grandissante des importations en provenance d'Asie, d'Italie et d'Espagne, est néanmoins critique : de 2008 à 2011, le volume de livres fabriqués en France a plongé de 28 % (environ 64 000 tonnes).

FERMETURES

Après plusieurs tentatives de relance, les deux dernières unités de l'ex-groupe Matussière et Forest, qui s'était spécialisé dans la production de papier recyclé (journal et bouffant), ont fermé en Alsace (Turkheim) et dans le Vaucluse (Malaucène). M-Real a décidé de se séparer de la papeterie d'Alizay (Normandie), spécialisée dans l'offset, que les salariés tentent de relancer. "600 000 tonnes de capacité de production ont été arrêtées l'an dernier en France, capacité qui pourrait atteindre 1 million de tonnes avec les fermetures encore envisagées cette année", calcule Ghislaine G. Bléry, rédactrice en chef de la lettre Pap'Argus.

Ces ajustements de capacité touchent toute l'Europe, y compris la Scandinavie et la Finlande, grande zone productrice, mais ils sont plus importants en France, à l'image de la désindustrialisation qui touche le pays.

L'objectif est bien de remonter les cours, ce que les papetiers tentent de faire sans succès depuis une décennie. "En 2010 et jusqu'au début 2011, la remontée des cours de la pâte nous a permis de relever nos tarifs. Mais le mouvement s'est inversé à l'automne, et les prix ont baissé de 5 % à 8 %", >constate Jean-Philippe Delcroix, directeur général d'Arctic Paper France, qui se veut néanmoins confiant : "Le livre résiste plutôt bien, avec une baisse comprise entre - 1 % et - 2 %." Résolument spécialisé dans les papiers graphiques et d'impression, le groupe scandinave est assez grand pour ne pas dépendre d'un seul marché national (800 000 tonnes de production, 600 millions d'euros de chiffre d'affaires, 1 600 salariés), et accorde une attention particulière à l'édition : il sponsorise depuis neuf ans le Salon du livre de Paris, auquel il fournit toute sa consommation de papier.

Ces multiples fermetures et réorganisations de capacité risquent d'entraîner une réduction de l'éventail de l'offre, soulignent notamment Richard Dolando, directeur de la production et des achats d'Editis, et Pascal Lenoir, directeur de la production de Gallimard. En croisant les quatre grandes qualités utilisées dans l'édition (bouffant avec et sans bois, couché, offset et papiers minces) avec les laizes pour les bobines ou les formats pour les feuilles, les grammages et la main, les combinaisons sont multiples et peuvent aboutir à des pénuries dans certains segments. Ce qui provoquerait cette remontée des cours, souvent annoncée mais jamais réalisée.

1 060 EUROS LA TONNE

Les indices de janvier publiés dans Pap'Argus sont rassurants sur ce point : ils sont presque tous en baisse dans les qualités graphiques, sauf le bouffant sans bois, la meilleure qualité utilisée pour le grand format en littérature et essais : le 70 gr a augmenté de 2,4 %, mais depuis 2005, la hausse ne dépasse pas 6 %, ce qui revient à une baisse en euros constants. A 1 060 euros la tonne, le coût du papier pour un livre grand format de 300 pages revient environ à 50 centimes ; en poche, le coût en qualité "journal amélioré" pour un ouvrage de la même pagination revient à 20 centimes. Mais tout se calcule au centime près, et les éditeurs cherchent en permanence à gagner sur le grammage. "Il reste encore de la marge", estime Pascal Lenoir. Le tout est de ne pas perdre en épaisseur de l'objet livre, d'où l'usage du bouffant presque uniquement utilisé en édition. Le passage d'une qualité à l'autre n'introduit pas forcément de rupture perceptible par le lecteur, fait valoir Gilles Mure-Ravaud, directeur commercial de l'imprimerie Hérissey, spécialisée dans le manga, et qui a créé sa société de conseil en fabrication : "Entre papier journal amélioré d'un bon grammage et un bouffant avec bois, la différence est presque imperceptible", argumente-t-il, échantillons en main.

EFFORTS DE PRODUCTIVITÉ

De fait, les recherches des papetiers se focalisent sur l'amélioration de la qualité afin de réduire les temps de calage (notamment en rendu des couleurs pour la quadrichromie) et de la résistance pour faire tourner les machines toujours plus vite. Et leurs propres efforts de productivité se concentrent sur la réduction de consommation de matière première, d'eau et d'énergie, le tout repeint aux belles couleurs vertes de l'écologie et de la préservation de l'environnement. De leur côté, les éditeurs explorent quelques pistes dans le livre « augmenté », qui tente de marier le papier et le numérique à l'aide de QR Code et autres artifices, bien révélateurs de cette période de transition, au milieu d'une rupture technologique.

Erik Orsenna :"Ce qui compte, c'est la lecture"

 

Promoteur précoce du livre électronique, le conteur des épopées du coton et de l'eau s'attache cette fois au papier, pour lequel il voit un avenir mi-figue, mi-raisin.

 

Le parcours d'Erik Orsenna est celui d'un brillant sujet à qui tout réussit. Né Erik Arnoult en 1947, économiste, il se spécialise dans la finance internationale et le développement. En 1981, cet homme de gauche convaincu devient conseiller au ministère de la Coopération, puis conseiller culturel de François Mitterrand. Il entre ensuite au Conseil d'Etat, dont il est actuellement en disponibilité.

Erik Orsenna chez lui, à Paris.- Photo OLIVIER DION

Parallèlement, sous son pseudonyme gracquien d'Orsenna, il a mené une belle carrière littéraire : auteur d'une trentaine d'ouvrages, il a obtenu le prix Goncourt en 1988 pour L'exposition coloniale, publié au Seuil. Elu à l'Académie française en 1998, ce "fou de lecture" a été aussi un pionnier du livre numérique. Depuis une dizaine d'années, il s'est lancé dans un projet hors norme : raconter à sa manière, "en géographe", la saga de nos matières premières. Après le coton et l'eau, Erik Orsenna a mené l'enquête sur le papier, à qui il rend hommage, en lui promettant un avenir différent de ce qu'on a connu jusqu'ici.

Livres Hebdo - Comment expliquez-vous le succès de vos "Petits précis de mondialisation" dont les sujets, l'économie du coton, de l'eau ou cette fois du papier, paraissent plutôt austères ?

Erik Orsenna - Le premier, Voyage aux pays du coton, paru chez Fayard en 2006, s'est vendu à 200 000 exemplaires en grand format. Il est traduit dans une quinzaine de pays, et est devenu un best-seller en Chine ! Mon travail, c'est d'expliquer un problème, à travers des lieux et des personnes. Quand j'avais 15 ans, je voulais être Albert Londres, ou Joseph Kessel...

Mais je suis avant tout un pédagogue. Notre planète est folle, passionnante, en mutation, il faut l'expliquer. Outre l'enquête, qui prend environ deux ans, j'apporte un soin méticuleux à l'écriture de ces livres, plus factuelle que celle de mes romans. Et à leur composition, proche du montage d'un film.

C'est ce succès qui vous a permis de poursuivre dans votre démarche ?

Oui. Après le coton, Claude Durand, alors P-DG de Fayard, et Jean-Marc Roberts, mon éditeur, qui y était directeur littéraire, m'ont dit : "Va où tu veux, on finance !" Une telle offre ne se refuse pas. Je me suis donc intéressé à l'eau, sujet plus difficile, plus polémique. J'en ai fait L'avenir de l'eau, paru en 2008 chez Fayard, qui s'est vendu à 150 000 exemplaires en grand format. J'ai ensuite appliqué la même méthode pour le papier. Parce que je lui dois tout : ce que j'ai fait dans ma vie, si je suis lu, étudié dans les écoles, c'est grâce à lui !

Au fil de votre enquête, qu'avez-vous découvert ?

Que le papier est encore plus vieux qu'on ne le pensait, puisqu'il a été inventé en Chine au IIe siècle avant Jésus-Christ. Que le chiffre d'affaires de l'industrie mondiale du papier, toutes catégories confondues - papier graphique, d'emballage et tissu - est supérieur à celui de l'aéronautique. Que le problème du papier est lié à ceux des forêts et du recyclage. Et que le papier a sans cesse été réinventé sous des formes nouvelles.

Vous avez été, avec Jacques Attali, créant Cytale en 1998, un pionnier des tablettes numériques. L'avenir du "papier graphique" est-il selon vous menacé par les nouvelles technologies ?

Non, car le papier est lui-même à la pointe de la technologie. Aucun médium n'est chassé par un autre. Prenez la radio - je suis un enfant de la radio, c'est mon média préféré. Eh bien, ni la télévision ni Internet n'ont tué la radio, au contraire. Le "papier graphique", celui qui nous intéresse, celui fabriqué pour l'édition de livres, va demeurer : contrairement à d'autres outils, il résiste à tout - sauf à l'eau. Même si les liseuses ont accompli des progrès techniques énormes, et en feront encore, il y a une appropriation du texte lu qui ne peut passer que par le papier. On imprime ce qu'on a envie de conserver, de sauvegarder.

Comment le "papier graphique" va-t-il évoluer ?

Vers une plus belle qualité, avec des fibres longues provenant de pins et de bouleaux, des arbres qui poussent lentement. Cette qualité doit conforter l'acheteur d'un livre dans son choix.

Est-ce valable pour toutes les familles de livres ?

Certainement pas. Certains types de livres de documentation, peu maniables et vite dépassés, risquent de disparaître. Je pense par exemple aux codes de lois ! Les générations nouvelles seront habituées à l'écran, et n'auront plus le réflexe d'aller chercher ce genre de choses dans des livres papier. Le livre de poche est aussi menacé. Il est relativement volumineux, on le transporte beaucoup : pour les grands voyageurs, la tablette a vraiment un avenir. C'est la bibliothèque de Babel dont rêvait Borges. Ce qui compte, c'est la lecture, pas le support.

N'est-ce pas paradoxal qu'un objet prévu pour faciliter l'accès à la lecture menace le plus populaire des livres ? Et le livre grand format ne risque-t-il pas de redevenir l'apanage d'une élite ?

C'est une question extrêmement intéressante, à laquelle je n'ai pas de réponse. Tout progrès est une aventure ambiguë. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que le livre papier demeurera irremplaçable pour la littérature.

Cette évolution va-t-elle aussi modifier le métier de libraire ?

Les vrais libraires, à qui je dois tant, sont des professeurs de curiosité. Ceux-là vont devoir apporter à leurs clients des services supplémentaires.

Actuellement, de nombreuses librairies ont des économies fragiles.

Tout à fait. Lorsque j'étais à l'Elysée, je me suis battu, avec Jack Lang, pour le prix unique sur le livre, et la TVA réduite. Je trouve inadmissible sa possible augmentation à 7 %. Quant au prix du foncier, il m'inquiète plus que le livre électronique. Il faut aider les libraires à demeurer dans les centres-villes. Je suis en train de rédiger une note sur tous ces sujets à l'attention du candidat François Hollande.

En tant qu'écrivain, ne regrettez-vous pas la probable disparition des manuscrits, états successifs d'un texte, ou correspondances ?

Si, tout à fait. D'ailleurs j'écris tous mes livres à la main, au crayon à papier. C'est du bois, donc encore du papier ! Sans le savoir, nous vivons dans un monde de papier.

Avez-vous d'autres "petits précis" en préparation ?

Il devrait y en avoir trois autres. Un sur l'avenir de la mer, d'ici deux ou trois ans, puis un sur les villes. Et un sur la temporalité, un peu plus philosophique, mais concret. PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-CLAUDE PERRIER

Sur la route du papier. Petit précis de mondialisation III, par Erik Orsenna. Stock, 324 p., 21,50 euros. ISBN : 978-2-234-06335-8. Tirage : 60 000 exemplaires. Parution : 29 février.


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