Education et information

Le Rapport Bronner sur la culture démocratique à l’ère du numérique fera date

Gérald Bronner - Photo DR

Le Rapport Bronner sur la culture démocratique à l’ère du numérique fera date

Algorithmes, infox, balkanisation des esprits... le rapport de Gérald Bronner vante les avantages de l'information numérique et la liberté d'expression. Mais elle propose aussi plusieurs boucliers de protections et moyens pour se prémunir du complotisme et de la désinformation.

On aurait pu craindre que le rapport sur la régulation de l’information numérique commandé à Gérald Bronner par le Président de la République cède, au nom de la légitimité de la lutte contre la désinformation et le complotisme, aux sirènes d’une police de la pensée. Il n’en est rien. Intitulé Les Lumières à l’ère numérique, ce rapport réaffirme que la liberté d’expression reste une condition de la démocratie. Il recommande, par exemple, le maintien de l’article 27 de la loi sur la presse de 1881 qui limite à la stricte diffamation la sanction pénale de la diffusion de fausses nouvelles. De même, il reprend à son compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme estimant que la possibilité de publier des informations inexactes, même si elles heurtent une ou plusieurs personnes, fait partie de la liberté d’expression. Par contre, constatant d’emblée la difficulté croissante que nous avons à constituer un « espace épistémique commun » à partir de points de vue de plus en plus concurrentiels et surtout « incommensurables », il s’efforce d’esquisser des solutions qui permettraient de sauver les Lumières dans un contexte radicalement nouveau, menacé par la « balkanisation » des esprits.

La force du rapport Bronner réside dans la claire conscience qu’il a de la profonde contradiction dans laquelle nous plonge la réalité numérique. D’un côté, la socialisation croissante des connaissances semble réaliser l’objectif, défini au 18ème siècle, d’une collectivité humaine de plus en plus éclairée et, partant, raisonnable. D’un autre côté, la désinformation et la polarisation des réseaux sociaux semblent être le produit paradoxal d’une société vouée pourtant à la connaissance, comme si l’idéal des Lumières se retournait contre lui-même, donnant raison, au passage, aux réactionnaires de tout poil. Mais, plutôt que de vouer aux gémonies, en une sorte de complotisme inversé, l’empire des algorithmes, le rapport propose au contraire de sortir par le haut en tirant parti des ressources proprement humaines - éducatives en particulier - que la société de l’information favorise.

L'ambivalence des algorithmes

D’ailleurs, il est bien spécifié que toutes les études montrent que la désinformation est minoritaire dans les réseaux sociaux, même si ceux-ci en sont la porte d’entrée. Exemple aurait pu être pris d’ailleurs de l’extraordinaire maturation intellectuelle que l’information sur la pandémie a suscité dans le public concernant aussi bien les avancées scientifiques que l’impact du Covid sur les sociétés. Il est bien précisé également dans le rapport que même si les algorithmes suscitent parfois davantage l’émotion que la réflexion, souvent pour des raisons commerciales, et qu’ils peuvent favoriser l’enfermement des esprits dans des chambres d’écho ou plus simplement la paresse cognitive, ils sont aussi un puissant vecteur d’ouverture à la diversité et dépendent en dernière analyse de choix humains qu’il est toujours possible de rendre plus responsables.

C’est à cet objectif que se consacre l’essentiel du rapport. D’abord, responsabiliser les plateformes grâce au futur Digital Services Act européen, en les amenant à partager avec le monde académique la connaissance de leurs algorithmes, à mieux modérer les réseaux sociaux, surtout les influenceurs, à amplifier les contenus experts, à favoriser par la promotion de « métriques » moins émotionnelles une représentation cohérente et historicisée du réseau des données, à accepter de coopérer avec des organes d’expertise indépendants. Responsabiliser aussi, bien sûr, toute la chaîne des annonceurs en les incitant, par exemple, à constituer des listes d’inclusion-exclusion dynamiques des sites problématiques. Ensuite, ne pas sanctionner au pénal les dérives de la liberté d’expression, mais définir des règles de responsabilité civile pour les préjudices liés aux fausses nouvelles diffusées sciemment, avec la possibilité pour les victimes de saisir l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ex CSA) si les plateformes ne réagissent pas. Et, finalement, renforcer la vigilance face aux ingérences étrangères et au brouillage des frontières entre les domaines civils, publics et militaires grâce à une coopération exigeante entre les pouvoirs publics et les plateformes, ainsi qu’entre les divers ministères.

L'éducation et les bibliothèques

Mais, l’enjeu principal se joue dans l’éducation, non pas simplement parce que l’écosystème numérique devrait être apprivoisé, comme tout nouvel environnement, mais parce qu’il est, par nature, un processus éducationnel et qu’il suppose que la vigilance et l’autonomie intellectuelles de chacun soit développées. Le rapport Bronner propose d’en faire une « grande cause nationale » en ouvrant deux chantiers principaux.

D’abord, l’éducation permanente aux médias et à l’information (EMI). Celle-ci doit prendre en compte le « continuum » de la connaissance qui traverse toutes les disciplines, toutes les activités, tous les âges de la vie et mobilise tous les médias, qu’ils soient traditionnels ou numériques. C’est pourquoi, d’ailleurs, les bibliothèques – que 63% des Français associent déjà aux ressources numériques – y jouent un rôle de premier plan. Il est nécessaire, cependant, que les contenus de l’EMI soient renforcés, en particulier par une intermédiation plus performante entre médias et sciences.

L’autre chantier, sans doute le plus ambitieux, vise à développer et à entretenir l’esprit critique afin de permettre à chacun de ne pas se laisser enfermer dans des effets de bulle ou des emballements passionnels. Il consiste en particulier à « inoculer » les dispositions à raisonner, à exercer sa pensée analytique, à combattre sans cesse « l’avarice cognitive » qui fait le lit de la « mésinformation ». C’est donc toute une « pédagogie de la métacognition » qui doit être instaurée, s’appuyant, par exemple, dès l’école, sur une « cartographie des difficultés cognitives » rencontrées par les élèves.

Perspective optimiste

On reconnaîtra, bien sûr, dans cette ambition l’influence de la psychologie cognitive qui distingue deux niveaux dans la pensée humaine*, le premier, intuitif et à courte vue, facilement sujet aux illusions et aux engouements irraisonnés, le deuxième, analytique et surplombant, plus apte que le premier à mettre en perspective la réalité et à bâtir des stratégies raisonnées. C’est en cela, d’ailleurs, que le rapport Bronner s’inscrit dans le droit fil des Lumières. Plutôt que d’agiter le spectre défaitiste d’une instrumentalisation des esprits par les Gafam, il ouvre une perspective optimiste, confiante dans les capacités cognitives de chacun, pour peu qu’elles soient cultivées, c’est-à-dire favorisées par une politique nationale éclairée. Une politique cognitive nationale en somme !

Le rapport Bronner fera date car le numérique y est clairement et officiellement considéré comme une opportunité capable de dynamiser la démocratie en réunissant les conditions d’une véritable intelligence collective. Mais, s’il a entièrement raison de prôner la mise en place d’une « gouvernance numérique », à l’articulation de la data sphère et du monde réel, il doit se garder en même temps d’un certain idéalisme cognitif.

Les Lumières et le Big Data

En effet, de même que l’esprit des Lumières ne concevait pas la rationalité indépendamment de la sensibilité**, il conviendrait d’intégrer dans toute politique de la raison les avancées de l’anthropologie cognitive qui s’appuient sur la théorie de la sélection naturelle et culturelle des catégories mentales. L’intelligence artificielle elle-même, d’ailleurs, ne cesse d’explorer et de perfectionner cette voie, depuis la fin des années 80, avec les réseaux de neurones artificiels qui évoluent en fonction de leur environnement. Ces avancées nous montrent que les supposés universaux de la pensée et de la morale sont évidemment le résultat de processus adaptatifs engageant l’ensemble du corps et de ses pulsions, et qu’ils sont d’emblée collectifs***, voire politiques. Autrement dit, il est sans doute vain d’imaginer que l’on puisse un jour épurer la part raisonnable de l’homme de ses passions, individuelles ou collectives. Il conviendrait plutôt d’apprendre à composer avec elles en toute connaissance de cause dans l’espoir de gagner conjointement en intelligence du monde et en capacité de coopération. 

Le rapport Bronner a raison de se placer sous l’enseigne des Lumières à une époque où les « anti-modernes » reprennent du terrain. Mais, il ne faudrait pas qu’il puisse laisser supposer que la lutte contre la désinformation et le complotisme se limite à la mise au pas des Gafam et à la traque des fameux biais cognitifs. L’actualité abonde malheureusement d’authentiques scientifiques sachant manier le Big Data et vaincre leurs propres biais dans leurs domaines de compétence respectifs mais qui s’égarent gravement quand ils en sortent. La feuille de route que s’étaient donnée Diderot et d’Alembert s’avère plus difficile à réaliser qu’ils ne l’auraient espéré. Aussi, la fidélité à l’esprit des Lumières exige-t-elle que celui-ci soit aujourd’hui renouvelé.

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*Daniel Kahneman

**Jean Starobinski

***Dan Sperber, Hugo Mercier, N. Baumard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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