8 mars > Histoire France > Jean Grégor et Pierre Péan

Six pages de comptabilité pour un total de 137 346 morts. Des Juifs de Lituanie, hommes, femmes et enfants, exterminés par balles avec quelques militants communistes du 7 juillet au 25 novembre 1941. L’auteur de ce rapport se nomme Karl Jäger. Tout est parti de là pour Jean Grégor. L’écrivain a eu envie d’en tirer une pièce de théâtre sur un représentant de commerce, Carl Jäger, qui ne supporte plus l’homonymie avec le chef de l’Einsatzkommando. Il n’y eut qu’une représentation, mais Jean Grégor confie à son père l’envie d’en savoir plus sur ces gens assassinés. "Je peux t’aider, si tu veux", lui répond Pierre Péan. L’enquête, c’est sa spécialité.

Chacun son rôle. Grégor écrit le texte, contacte des historiens comme Christian Ingrao, se met en relation avec des témoins. Péan réactive ses réseaux, fait rouvrir des archives. Tous les deux se rendent sur place. Le livre est parti comme ça et le résultat est stupéfiant.

Il s’agit d’abord d’une investigation minutieuse pour comprendre comment Jäger a échappé aux jugements des criminels de guerre pour devenir ouvrier agricole en 1945, non loin de Waldkirch, la ville où on le désignait comme "Führer". La justice finit par le retrouver plus d’une décennie plus tard. Karl Jäger se suicide dans la nuit du 21 au 22 juin 1959, après son audition par un juge, en laissant une lettre où il déclare n’avoir qu’obéi aux ordres. Mais alors pourquoi mettre fin à ses jours ? Son rapport sera ensuite utilisé politiquement par les Soviétiques qui le ressortent en 1963. Puis l’oubli, de nouveau.

Il a fallu un historien, Wolfram Wette, en 2011, et un prêtre, le père Vogel, tous deux allemands, pour que cette tragédie sorte des cercles de spécialistes pour venir troubler le grand public. Jean Grégor et Pierre Péan ont profité de cette aubaine. Le romancier et le journaliste se rejoignent sur le front de cette histoire qui consiste, c’était le credo de Michelet, à faire entendre la voix des morts.

Ces morts, ce sont les Litvaks, Juifs lituaniens anéantis par la barbarie nazie avec la complicité de la police locale. Ils sont des milliers derrière ces chiffres. Les nazis ont voulu les tuer deux fois, la seconde par l’oubli. "Je me sens rattrapé par l’horreur, note Jean Grégor, alors que ce livre voudrait évoquer la façon dont vivaient ces personnes, avant le drame."

Le pari est pourtant gagné, partiellement, évidemment. Personne ne saurait faire revivre intégralement cette culture yiddish engloutie. Mais Comme ils vivaient fait entendre les souvenirs, les musiques et les silences sur les lieux où ces meurtres de masse ont eu lieu.

Sans être l’œuvre d’historiens, ce livre montre finalement ce qu’est le travail de l’historien, enraciné dans son présent mais qui ne peut renoncer à remonter le temps. Les auteurs nous expliquent comment ils ont écrit cette histoire, en nous faisant visiter les coulisses avant la représentation. Car, comme au théâtre, il s’agit bien de représenter quelque chose, même si cette chose paraît inimaginable. Ainsi que l’écrit Jean Grégor, "vouloir combler le vide, c’est déjà le combler"L. L.

 

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