Genève

Les bonnes ondes du marché suisse

94 000 lecteurs ont rendu visite au Salon du livre de Genève du 1er au 5 mai. - Photo Pierre Albouy/Salon du livre de Geneve

Les bonnes ondes du marché suisse

En Suisse romande, la polémique sur la réglementation du prix du livre est passée à l’arrière-plan. La librairie s’en porte mieux. Mais la question du prix va resurgir avec la condamnation des diffuseurs locaux par la Commission de la concurrence. Bon pour le moral, le formidable succès de l’écrivain genevois Joël Dicker entraîne dans son sillage un intérêt renouvelé pour les auteurs et les éditeurs romands.

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Par Hervé Hugueny,
avec Créé le 11.10.2013 à 19h48 ,
Mis à jour le 03.04.2014 à 17h10

La Comco s’est comportée comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. En appliquant à la lettre ses principes, elle risque de détruire ce qui fait de la Suisse un pays de lecteurs, et nous aurons tout simplement perdu une partie de notre culture » : quoique ayant le sens de la mesure et du protocole, dont il fut responsable en tant que chancelier d’Etat, l’affable Robert Hensler avait décidé de frapper fort dans son discours d’inauguration du 27e Salon du livre et de la presse de Genève, le 1er mai. Le président de Palexpo, société gestionnaire du parc des expositions et organisatrice de la manifestation, sonnait la charge contre la Commission de la concurrence (Comco), qui annoncera d’ici à l’été le montant de l’amende qu’elle infligera aux diffuseurs de livres de Suisse romande. On peut le comprendre : l’économie de son salon est sérieusement menacée par les gendarmes du libre marché, nouveaux affreux désignés au courroux des défenseurs du livre et de la librairie.

Inflation artificielle.

Les plus importants de ces diffuseurs appartiennent aux groupes français d’édition, accusés d’entraver la concurrence et d’entretenir une inflation artificielle sur le prix des livres importés via leurs filiales locales. La polémique traîne depuis des années, et connaît des flambées périodiques. Dans un premier avis rendu en août 2012, la Comco proposait de leur appliquer la peine maximale : 10 % sur leur chiffre d’affaires, soit près de 19 millions de francs suisses (14,5 millions d’euros) au total. Sous le coup de ce prérapport, et d’un marché alors aussi plombé que leur humeur, ces diffuseurs avaient annoncé quelques semaines plus tard aux dirigeants de Palexpo que leur participation au salon 2013 était remise en question. A 250 francs suisses le mètre carré, c’était plusieurs centaines de milliers de francs qui disparaissaient du chiffre d’affaires de cette 27e édition, car les groupes français sont les principaux exposants.

Finalement, les décisions ont été plus nuancées. Certes, le groupe Hachette, La Martinière- Le Seuil, Flammarion, Dargaud étaient absents, de même que l’OLF, distributeur local important, diffuseur de nombreuses maisons moyennes, et de la plupart des groupes anglophones. Mais Gallimard était bien là, ainsi qu’Actes Sud, L’Ecole des loisirs, Glénat, Interforum, et, bien sûr, les éditeurs suisses. Risquée à l’automne dernier, cette détermination s’est révélée payante, car le public a répondu présent : 94 000 visiteurs en cinq jours selon la direction du salon, contre 92 000 l’an dernier. Et les ventes étaient jugées satisfaisantes chez les éditeurs présents (voir Livreshebdo.fr).

Amélioration.

Cette bonne tenue d’une manifestation qui n’a pas d’équivalent en Suisse alémanique s’inscrit dans un contexte général en amélioration. « L’érosion de 2012 est maintenant stoppée, et la librairie traditionnelle va bien », constate Patrice Fehlmann depuis son poste d’observation de l’OLF, qui distribue près de la moitié des livres vendus en Suisse romande. L’immense succès de La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker a favorisé cette reprise. Les médias ont de nouveau parlé des livres, et non de leur prix. « La presse ne nous tombe plus dessus en permanence à ce sujet », constate avec soulagement Raymond Filliastre, directeur général de Servidis Diffuseur-Distribution, filiale de La Martinière-Slatkine, qui garde un mauvais souvenir de la campagne sur le prix réglementé du livre, repoussé par référendum en mars 2012. Il n’y avait alors personne pour défendre les diffuseurs, accusés de faire du profit sur le dos des Suisses.

Le vent a tourné. Dans son éditorial du jour de l’ouverture du salon, Le Temps s’inquiétait des menaces pesant sur « les diffuseurs, rouage clé du marché », et dont la condamnation pourrait bouleverser un « biotope fragile ». Le lendemain matin, Françoise Berclaz se faisait applaudir par les professionnels présents à la conférence organisée sur « la politique culturelle du livre en Suisse ». « La diffusion-distribution a baissé ses prix, elle est la meilleure du monde. Sans mes partenaires je donnerais peu cher de mon avenir », s’est exclamée la patronne de La Liseuse (Sion), une des belles librairies de Suisse romande. Comme leurs homologues français, les libraires romands sont confrontés à la concurrence d’Amazon.fr, qui s’exerce d’abord sur les prix. Mais ils restent en revanche imbattables sur la livraison, en 24 heures, deux jours au maximum, si le livre est stocké chez un des distributeurs locaux. De fait, pour un marché de 1,5 million de lecteurs, les libraires romands ont environ 250 personnes à leur service, réparties entre quatre centres logistiques (DiffuLivre/Hachette, OLF, Servidis, Dargaud) et une douzaine d’équipes de représentants. Leurs collègues de l’agglomération de Lyon, à la population équivalente, peuvent rêver d’un tel niveau de service, alors qu’ils ont perdu un des trois comptoirs de vente qui les dépannent.

La qualité des prestations est indéniable, comme la Fnac a pu s’en apercevoir depuis qu’elle a décidé de s’en passer, l’an dernier. « C’est très compliqué. Nous sommes encore en train d’expérimenter pour avoir les livres à temps. Mais nous étions dans une situation intenable à cause des prix. Les clients nous insultaient, et l’image de l’ensemble de l’enseigne s’en ressentait », explique Pascal Reinhart, directeur de la Fnac Suisse, la plus rentable des implantations étrangères de la chaîne (128,6 millions d’euros de recettes en 2011, 4,1 millions de bénéfice net).

Contraintes.

Car cette qualité suisse a un coût, qui se règle d’abord sous forme de contraintes : pour que leur économie soit viable, ces diffuseurs interdisent les approvisionnements parallèles de façon à ce que des revendeurs ne commandent pas la majorité de leurs livres en France pour échapper à la tabelle - le nom de la surcharge sur le tarif français -, tout en bénéficiant d’équipes de représentants sur place ou de stocks pour se dépanner. C’est précisément cette contrainte que la Comco condamne, au risque de perturber l’équilibre actuel. Menées via son centre de Massy pour contourner le verrou local, les importations directes de la Fnac ont ainsi fait perdre aux distributeurs-diffuseurs romands 10 à 15 % de leur activité, équivalents à la part de marché de la chaîne. Ils ont supprimé une vingtaine de postes à la fin de 2012. Si Payot pouvait faire de même, les conséquences seraient à la hauteur de ses 30 à 35 % de part de marché. Pascal Vandenbergh, le trop médiatique patron de la chaîne selon ses concurrents, ne parle plus de son projet d’achat direct, avec l’aide logistique de l’OLF, de toute façon bloqué. Mais il proteste contre l’avantage dont bénéficie la Fnac qui lance des promotions de 20 à 30 %, et dénonce toujours le coût de ces prestations. « L’argument des services que rend une distribution locale ne doit plus servir de paravent à des profits injustifiables », déclare-t-il dans une tribune au Temps, en citant en exemple Dargaud Suisse qui se contente d’une tabelle de 20 %, et propose des « conditions commerciales acceptables ». « Média-Participations considère Dargaud Suisse comme un prestataire qui doit juste atteindre le point mort, et pas comme un centre de profit », ajoute le patron de Payot, encourageant les autres distributeurs à suivre cet exemple. Aucun diffuseur-distributeur ne publiant de comptes, tous les fantasmes sont possibles. Seul Hachette est transparent, comme à son accoutumée, en indiquant dans son bilan l’activité de sa filiale : 28,4 millions d’euros de chiffre d’affaires et 2,2 millions d’euros de bénéfice en 2011, en recul par rapport aux années précédentes.

Le vrai danger.

Au fond, personne ne conteste la nécessité de vendre les livres plus chers qu’en France, pour payer ce service. Cette tabelle permet aussi aux libraires d’obtenir de meilleures marges, et de faire face aux salaires, loyers et charges générales plus élevés en Suisse. Mais chacun a son idée sur l’endroit où placer le curseur. Un consensus s’est établi autour de 20 %, taux que bien peu appliquent (voir tableau). En dernier ressort, Internet imposera ses règles, encore plus rudes que celles de la Comco. Si le différentiel est trop élevé, les Romands se tourneront de plus en plus vers Amazon.fr, qui déduit les 5 % de la loi Lang, la TVA française de 5,5 %, et livre gratuitement. Selon un sondage réalisé en Suisse alémanique, 20 % des ouvrages allemands seraient achetés via Internet. « C’est le vrai danger », s’inquiète Patrice Fehlmann, toutefois plein d’espoir sur les ressources de son pays : « Il faut arriver à des solutions terriblement suisses, c’est-à-dire des compromis. L’OLF peut faire un effort sur les frais de port, mais il faut aussi contenir les prix, et maintenir la marge des libraires », recommande le distributeur. <

L’effet Dicker dynamise la scène littéraire romande

Un roman américain écrit par un Genevois distingué par les Français soulève l’enthousiasme des Suisses. Pour les éditeurs locaux, il reste néanmoins difficile d’être reconnus en France.

Joël Dicker, vedette du Salon du livre de Genève.- Photo PIERRE ALBOUY/SALON DU LIVRE DE GENÈVE

Près de quatre mois après son triomphe de l’automne, Joël Dicker, grand prix du Roman de l’Académie française et Goncourt des lycéens 2012, a encore dédicacé pendant deux heures La vérité sur l’affaire Harry Quebert dès le premier jour du Salon du livre de Genève, sur « La place suisse », le stand dédié aux auteurs romands ou traduits de l’alémanique. « Il a balayé les préjugés sur cette littérature suisse, dont on pense encore à l’extérieur qu’elle est triste et ennuyeuse », se réjouit Françoise Berclaz. La libraire, responsable de La Liseuse à Sion, avait sélectionné avec deux de ses consœurs l’offre de cette librairie éphémère qui revendiquait sa suissitude. « Je crois que nous avons un pays propice à l’écriture, dont la géographie favorise la réflexion intériorisée », analyse-t-elle. Cette source d’inspiration puisée au creux des vallées est toujours bien vivace, comme en témoigne Le milieu de l’horizon, le troisième roman de Roland Buti tout juste paru chez Zoé, qui raconte cet été 1976 pendant lequel une étouffante canicule dérègle tout.

Mais nombre d’auteurs vont chercher l’air ailleurs, entretenant l’image des écrivains voyageurs devenue une spécialité romande, ou s’appropriant les codes d’une littérature éprouvée. Dans ce registre, le roman « américain » du jeune écrivain genevois est exemplaire. Et son succès local illustre parfaitement l’interaction indépassable avec la France : le livre a bénéficié d’une bonne couverture dans les médias romands dès sa publication, mais c’est la reconnaissance française, consacrée par des prix, qui a vraiment soulevé l’enthousiasme des Suisses. « Nous en sommes à 85 000 exemplaires sortis », indique- t-on chez L’Age d’homme, coéditeur genevois du livre. C’est exceptionnel pour un lectorat francophone d’environ 1,5 million de personnes. Le même ratio appliqué en France donnerait 3,7 millions d’exemplaires ! A 462 741 volumes vendus à la mi-avril selon Ipsos par de Fallois, le coéditeur français du roman, le succès est indéniablement remarquable.

Cette alliance avec une maison parisienne, déjà ancienne dans le cas de L’Age d’homme et de de Fallois, révèle aussi en creux la difficulté des éditeurs locaux à obtenir l’attention du grand voisin, et le pragmatisme dont certains d’entre eux font preuve. Expliquer que leurs homologues d’Alsace, d’Aquitaine, de Bretagne, de Provence, etc., rencontrent la même indifférence à Paris ne les console pas vraiment d’années « de services de presse même pas ouverts », proteste Bernard Campiche auprès du journaliste qui lui tombe sous la main. Anne Cuneo, son auteure phare, mériterait à juste titre un peu plus d’intérêt. Tout est possible, comme le montre l’exemple de Zoé, maintenant très bien identifiée en France, mais après des années de relations publiques entretenues par Marlyse Pietri, la fondatrice, à laquelle Caroline Coutau a succédé.

Baisser ses prix.

Editrice de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Robert Walser, entre autres auteurs d’un beau catalogue, la maison ne pratique pas la coédition, mais s’est trouvé un soutien indispensable en diffusion-distribution avec Harmonia Mundi, dont elle diffuse aussi les éditeurs en Suisse. Une représentation qui lui apporte un complément de revenu précieux, mais lui vaut aussi les mêmes ennuis que les autres diffuseurs avec la Comco. La distribution en France est à la fois nécessaire et risquée pour ces maisons, dont les ventes moyennes sur le marché romand se comptent plutôt en centaines d’exemplaires qu’en milliers. « On peut se retrouver avec plus de retours que de ventes », prévient Claude Pahud, fondateur des éditions Antipodes à Lausanne, qui publie des sciences humaines. Il est représenté par le CID, qui diffuse aussi les éditions d’En bas, autre éditeur de SHS de Lausanne. Et pour être vendues en France, ces maisons doivent aussi baisser leurs prix, tout comme des éditeurs français en Afrique, toutes proportions gardées…

Les éditeurs littéraires s’orientent plutôt vers la diffusion des Belles Lettres, ou celle d’Harmonia Mundi, qui représente notamment Olivier Morrattel éditeur, du nom du fondateur, récent sur la scène littéraire romande. Très déterminé dans sa communication, son autre métier, il insiste sur la couverture médiatique qu’il a déjà obtenue pour sa douzaine de livres : plus de 200 articles ou émissions. La profusion de quotidiens, d’hebdomadaires, de radios en Suisse romande assure à de toutes jeunes maisons un écho qui ferait rêver de plus grands éditeurs français. Et le succès de Joël Dicker a amplifié ce phénomène, dont ont profité les éditions des Sauvages (Genève), ou encore Torticolis et Frères, « éditions sérieuses et sympathiques », dont la production tenait sur une table au Salon de Genève, mais que tous les libraires connaissent déjà. <

11.10 2013

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