Enquête 

Les libraires entrent en campagne 

Signature de Laurent Gounelle au Temps de Vivre au Faouët dans le Morbihan. - Photo DR

Les libraires entrent en campagne 

Désertées par les libraires dans les années 1990-2000, les communes rurales les voient revenir aujourd'hui avec de nouvelles populations. Participant à l'aménagement et à l'animation du territoire, ces professionnels ont en commun d'imaginer des lieux hybrides où le livre est pensé comme le support idéal de la rencontre, de l'échange et de la vie citoyenne.

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Par Souen Léger,
Créé le 22.07.2022 à 15h48

Il suffit de feuilleter la presse locale pour s'en apercevoir. Des dizaines de libraires aguerris ou fraîchement convertis au métier retapent un camion ou une caravane pour partir sur les routes de campagne, à la rencontre de lecteurs qui s'ignorent ou simplement en attente d'un commerce de proximité. D'autres décident de prendre racine dans de petites communes repeuplées par des néoruraux. La librairie, peut-être plus essentielle dans ces territoires qu'ailleurs, se fait alors café, guinguette, point de rencontres et de débats, espace d'ateliers et de coworking.

« C'est à la fois une mode et un impératif. Le livre seul ne dégage pas assez de marge pour faire survivre une librairie en petite ville ou en campagne, on est obligés de rajouter des produits annexes à forte marge comme des ateliers payants, des jeux, de la papeterie, un salon de thé », estime Michel Deshors, cofondateur de l'organisme de formation Book Conseil. Sur les 87 dossiers ouverts actuellement, un tiers au moins vise une installation dans une commune de moins de 5 000 habitants. « On descend dans des villes plus petites car les zones blanches sont de moins en moins nombreuses », explique celui qui accompagne les porteurs de projets. Parmi eux, beaucoup de personnes en reconversion, « qui gagnaient bien leur vie mais dans un monde qui ne les satisfaisait pas ».

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Avec sa librairie Le Mot Passant, Caroline Fretaud sillonne les routes du Comminges, de marché en marché.- Photo © CAROLINE FRETAUD

« Lieux bizarres »

En Bretagne, où a été créée en 2007 la Fédération des cafés-librairies, ce mouvement est ancien mais bel et bien amplifié depuis la crise du Covid, aussi bien en bord de mer que dans les terres. « Le phénomène est là, impressionnant et parfois questionnant... Est-ce que tout ce monde-là va arriver à en vivre ? », s'interroge Valérie Fèvre, présidente de cette fédération unique en France, qui rassemble 15 structures et reçoit de nombreuses demandes d'adhésion. « Au départ, nous étions perçus comme des cafetiers qui avaient des bouquins dans leurs lieux bizarres, il a fallu faire réseau, s'entraider, pour défendre notre statut de libraire », rappelle Valérie Fèvre, qui tient depuis 2008, avec son associée Agnès Godin, le café-librairie jeunesse La Cabane à Lire, à Bruz (Ille-et-Vilaine).

Depuis, la Fédération s'est imposée comme un acteur incontournable de la région, avec trois manifestations littéraires organisées chaque année par les adhérents et par la coordinatrice, salariée à temps plein. Quand un lieu membre du réseau est racheté, il lui faut attendre un an avant de pouvoir s'inscrire à la Fédération. « Il faut du temps pour éprouver la réalité du café-librairie, cette double activité est très chronophage », justifie la présidente qui travaille au moins 50 heures par semaine.

Espace commun

Plus au Sud, en Nouvelle-Aquitaine, on vient de toute la France afin d'acquérir « les bases pour créer une librairie alternative ».« C'est l'une de nos formations qui fonctionne le mieux », souligne Chloé Rivolet, responsable réseau de la Coopérative Tiers-Lieux qui a coproduit ce parcours en 2017 avec Claire Jacquemin, animatrice de la formation et fondatrice en 2012 du Temps de Vivre. Ce lieu hybride basé à Aixe-sur-Vienne (Haute-Vienne), une commune de 5 800 habitants, accueille une librairie-café généraliste, mais aussi des espaces communs comme une cuisine, à partager en autonomie, et des salles pour travailler, recevoir des associations, faire la fête, organiser des expositions.

« Sur les 310 tiers-lieux en activité en Nouvelle-Aquitaine, seule une dizaine compte une librairie. Ça reste donc à la marge mais lorsqu'elle existe, cette offre de service s'installe en milieu très rural », indique Chloé Rivolet. Ainsi, suite à la fermeture de la dernière librairie du village, les habitants de Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), commune la plus pauvre de la région, se sont mobilisés en 2018 pour ouvrir La P'tite librairie au sein du tiers-lieu Cœur de Bastide, en partenariat avec La Colline aux livres de Bergerac. Elle en constitue aujourd'hui une sorte d'annexe, fonctionnant comme un dépôt-vente de livres de l'enseigne bergeracoise.

Ces modèles alternatifs essaiment partout en France, sous forme de commerces fixes ou ambulants, aux formats mini ou maxi, portés par des libraires qui écrivent l'avenir du métier hors des grandes villes. Nous vous invitons à découvrir cinq de ces lieux singuliers qui ont éclos ces deux dernières années.

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Situé à Chênehutte, à 40 km d'Angers, le tiers-lieu L'Idiot abrite une librairie-café, des jeux, des concerts...- Photo DR

5 librairies au vert (suite)

5 librairies au vert (suite)

5 librairies au vert

La Grande Évasion, à La Gacilly (Morbihan)

Du côté libraire de la force

Après avoir officié chez Zulma pendant une douzaine d'années, Amélie Louat a quitté l'édition pour la librairie en ouvrant son propre commerce à La Gacilly, village de 2 500 âmes dans Le Morbihan. « J'avais envie d'avoir un lieu à moi et d'échanger avec les lecteurs de façon radicalement différente », se souvient-elle, un an après avoir levé le rideau, en mai 2021, sur sa boutique de 80 m2 qui occupe un local communal.

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Isabelle Nguyen Kim Loan et l'équipe du temps de Vivre au Faouët.- Photo DR

Berceau et cœur de la production d'Yves Rocher, La Gacilly est un carrefour quotidien pour les travailleurs du groupe, ainsi qu'une destination culturelle et touristique avec son festival photo et ses artistes en résidence. « Quand on a 6 000 références pour parler à une typologie de clients très variée, on n'a pas le droit à l'erreur », estime la libraire qui aime travailler avec des éditeurs locaux comme Stéphane Batigne.

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Après avoir arpenté les routes du Bas-Rhin pendant trois ans avec sa librairie itinérante, Laura Chipeaux a ouvert Mots de pas sage, à Niederbronn-les-Bains.- Photo DR

« Venant d'une maison de littérature contemporaine à Paris, je ne connaissais pas grand-chose au rayon régionaliste, admet-elle. Ce sont les échanges avec les clients qui amènent à changer les sélections, à découvrir un petit diffuseur, un auteur, tout un tas de trésors ! » Cet été, La Grande Évasion s'agrandit avec une offre complémentaire de gravures, d'affiches, de puzzles, ainsi qu'un salon de thé. « Ce projet devrait permettre de développer un chiffre suffisant pour envisager le recrutement de quelqu'un », espère Amélie Louat.

Le Temps de Vivre, au Faouët (Morbihan)

Tout est possible, tout est permis

Avec son café-librairie dont le nom rend hommage tant à Georges Moustaki qu'à Boris Vian, Isabelle Nguyen Kim Loan veut « associer lecture et convivialité » dans un espace où chacun pourrait rêver sa vie, refaire le monde. « Le Temps de Vivre a ouvert en octobre 2021 et, tout de suite, c'est devenu un tiers-lieu où les gens se donnent rendez-vous, proposent des rencontres, des animations », se réjouit-elle. 

Cet ancien restaurant de 200 m2 sur deux niveaux, auxquels s'ajoutent deux terrasses, a été transformé en librairie dans le cadre d'un chantier participatif. « Je touche aussi bien la population installée depuis des générations que les néo-ruraux qui, en choisissant de se s'installer à l'écart, se trouvaient aussi privés de librairie », expose Isabelle Nguyen Kim Loan qui a travaillé en librairie pendant cinq ans à Lorient et à Ploemeur avant d'ouvrir sa boutique.

Ses 4 500 références font la part belle aux rayons jeunesse, BD, littérature, féminisme et écologie. « J'ai dû revoir ma sélection : je m'adressais à l'urbain qui vient de quitter son balcon pour un jardin mais ici, ce sont des gens qui montent des forêts comestibles, avec une demande beaucoup plus pointue », décrypte la libraire. Pour financer des postes supplémentaires, et rendre le lieu encore plus accueillant, elle a lancé au printemps un service de restauration.

Mots de pas sage, à Niederbronn-les-Bains (Bas-Rhin)

Nouvelle vie sédentaire

Pour desservir plusieurs zones creuses du Bas-Rhin, privées de librairie, Laura Chipeaux avait passé son permis poids lourd, puis aménagé un camion dont la cabine de 20 m3 contenait jusqu'à 3 000 références. « C'était une vraie boutique, les gens pouvaient y entrer », explique la libraire qui se déplaçait depuis novembre 2018 sur les marchés, dans les salons, et devant les médiathèques. « Les usagers sont aussi acheteurs de livres », soutient celle qui a longtemps travaillé en médiathèque, à Strasbourg.

« Mais les journées sur la route étaient rudes et longues. Par ailleurs, des librairies ont ouvert dans certains lieux où je circulais », retrace Laura Chipeaux qui a posé ses caisses de livres, en avril 2022, dans un commerce « en dur » en plein centre-ville de Niederbronn-les-Bains. « C'était l'endroit où je faisais le plus de ventes avec le camion, il y avait un réel besoin. Si bien qu'à partir de septembre dernier, j'y étais installée une semaine entière tous les quinze jours », poursuit la libraire depuis son magasin de 80 m2 où se mêlent titres jeunesse, rayon adulte et manga.

Outre les habitants et les touristes, présents une bonne moitié de l'année dans cette cité thermale, Laura Chipeaux peut compter sur les lecteurs des communes qu'elle traversait autrefois avec « Mots de passage » qui a trouvé son point d'ancrage.

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