Mutualisation

Les libraires s'organisent

Le sac Librest.com édité par le réseau de neuf librairies de l'est parisien (librairie Atout-Livre). - Photo OLIVIER DION

Les libraires s'organisent

Stimulés par les assises de Lyon en 2011 et par le contexte économique, les libraires passent aux actes. Ils sont désormais de plus en plus nombreux à mettre en commun compétences et outils pour mieux pratiquer leur métier. Une révolution qui pourrait être féconde.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 10.10.2014 à 15h40 ,
Mis à jour le 12.10.2014 à 21h04

Au printemps, il y a eu Paris/Librairies, l'A. lir (Association des libraires indépendants du Rhin) et l'Alip (Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire). Cet été, Libraires à Brest et, à la rentrée, Libraires en Seine, qui regroupe 11 structures des Hauts-de-Seine et la librairie des Batignolles à Paris (17e). En moins de six mois, cinq nouvelles associations de libraires ont vu le jour. Rarement la profession a connu une telle soif de travailler ensemble et porter des projets communs.

Les Rencontres nationales de Lyon en mai 2011 ont agi comme un révélateur et ont "décomplexé les libraires par rapport à leur situation fragile économiquement", estime Nadia Champesme (Histoire de l'oeil à Marseille). Elles ont largement accéléré cette volonté de partage qui n'est pourtant pas récente. Dilicom et Prisme sont nés dans les années 1980, le groupement Siloë a plus de 20 ans et Datalib fêtera l'année prochaine ses 10 ans. Mais le phénomène est longtemps resté suspect aux yeux de nombreux professionnels, freinés par la sacro-sainte peur d'y perdre leur identité. "Il existe une tension entre indépendance et mutualisation, une barrière psychologique qui nécessite du temps et de la réflexion pour être dépassée », analyse Daniel Arquier, consultant et cofondateur de la société Axiales.

Aujourd'hui, devant la contraction du marché et les bouleversements engagés par Internet, qui complexifie le métier et y introduit de nouvelles compétences, nécessité fait loi. Les esprits s'ouvrent et les réflexions s'engagent. "Beaucoup de chemin a déjà été parcouru, constate Matthieu de Montchalin, président du SLF et à la tête de L'Armitière à Rouen. Ces nouveaux libraires venus d'horizons divers, où la mutualisation se pratiquait déjà, nous apportent également beaucoup. Nous devons maintenant généraliser la grande leçon que nous donne Canal BD : il est possible de conserver une identité au sein d'un groupement. Pour pouvoir regarder l'avenir plus sereinement, la mutualisation reste un des enjeux des années qui viennent."

Malgré tout, le concept reste délicat à mettre en oeuvre et suscite beaucoup de prudence. Fourre-tout, il regroupe divers degrés de mise en commun et d'implication et reste difficile à définir clairement. Pour faire simple, la mutualisation, qui part du principe qu'à plusieurs on est plus forts, consiste à verser au pot commun les moyens et-ou les éléments de sa pratique que l'on juge diffusables au profit de la communauté de professionnels à laquelle on appartient. Mais surtout, elle nécessite, pour fonctionner pleinement, "de partager avant tout un état d'esprit et un rapport au commerce particulier, plaide Jérôme Dayre, cofondateur de Libr'Est et qui dirige Atout-Livre (Paris, 12e). Ce n'est pas si simple de réaliser des projets ensemble. Chacun, gros comme petits, doit y trouver source de profit. Mais en mettant au coeur de notre réflexion le client et en se considérant non comme des concurrents mais comme des partenaires, tout le reste en découle." Dès lors, la mutualisation peut s'opérer via de multiples façons, rendre de nombreux services aux clients comme aux libraires et consolider les positions économiques de la profession.

L'INFORMATION D'ABORD

C'est le premier degré de mutualisation, et certainement le plus simple à mettre en place. Les associations et les regroupements en sont les lieux de prédilection. Les libraires mettent en commun des informations professionnelles et des données économiques, des savoir-faire et des bonnes pratiques, des bons plans et même des lectures. Difficile à valoriser en termes marchands, cette pratique n'en demeure pas moins décisive : elle sort les libraires de leur isolement, leur fait gagner du temps et contribue à les professionnaliser. Le réseau Datalib en est à ce jour une des formules les plus abouties (voir encadré p. 17).

PARTAGER L'EXPÉRIENCE OU LA FORMATION ENTRE SOI

Cette étape, qui découle très souvent de la première, pose rarement des difficultés. Les formules sont diverses, mais toutes visent à proposer à des coûts réduits, ou nuls, des cycles de formation continue qui confortent les pratiques des libraires et aident à prendre du recul sur le métier. En Rhône-Alpes comme en Aquitaine, la mutualisation se fait par le biais des associations régionales et en partenariat avec l'INFL. Parallèlement, Libraires en Rhône-Alpes propose un système de tutorat qui permet aux libraires qui créent ou reprennent une activité de se faire accompagner pendant un an par un professionnel expérimenté. Une formule, entièrement gratuite, qui est également à l'étude en Midi-Pyrénées. Chez Initiales, Aude Samarut, déléguée du réseau, travaille sur des "ateliers de mutualisation des compétences par zones géographiques afin que chacun se nourrisse des aptitudes des autres", alors que Libr'Est réfléchit à créer son propre centre de formation.

AUTEURS POUR TOUS

Là encore, la mutualisation est simple et ne date pas d'hier. Mais le mouvement se développe de plus en plus et la demande est forte. De la tournée d'auteurs à l'organisation commune de salons, le champ est vaste. C'est par exemple un des grands axes de mutualisation pour l'association Libraires à Marseille (voir encadré) et pour sa grande soeur régionale, Libraires du Sud, à l'origine notamment d'une action culturelle originale, les Itinérances littéraires. Un écrivain est invité à circuler dans quelques librairies de la région, le coût de son hébergement et du transport étant pris en charge par l'association. Ne reste aux libraires qu'à débourser un forfait de 50 euros, et le prix éventuel des consommations qu'il offre à ses clients. "Cette formule nous permet de faire venir des auteurs renommés", assure Nadia Champesme, présidente de Libraires du Sud.

DES GAINS SUR LES FRAIS OU LE TEMPS

mutualisation des frais est nécessaire pour contribuer à gagner ces deux points de rentabilité qui nous manquent cruellement", confirme Matthieu de Montchalin. Mais quelles charges partager et comment ? Le débat demeure vif et les positions disparates. Si une mise en commun pour la sacherie, les consommables, les marque-pages, les campagnes de communication et les catalogues se pratique déjà couramment, des réflexions du côté des assurances, de la comptabilité, des commissions de cartes bancaires ou pour l'emploi d'un webmaster s'engagent activement. Toutefois, les modalités restent à trouver. Du côté du transport, la problématique est encore plus délicate. Si, en Auvergne, l'association des libraires régionaux cherche à expérimenter un nouveau mode de transport mutualisé, l'expérience de Lagso, qui s'est achevée en fin d'année (1), a refroidi beaucoup de professionnels. En revanche, à l'échelle d'un quartier, des solutions apparaissent. Ainsi, à Lyon, Sylvain Fourel (La Voie aux chapitres) et Fabien Charton (Terre des livres) ont mis en place une tournée commune pour récupérer leurs commandes dans les différents dépôts des fournisseurs. "C'est une économie d'énergie et un gain de temps colossal", observe Sylvain Fourel. Dans la foulée, les deux libraires ont élaboré quelques animations communes.

PEUT-ON PARTAGER LES ACHATS ET RESTER INDÉPENDANT ?

Dès que l'on aborde le domaine des achats, des opérations commerciales et des mises en commun des stocks, le sujet devient très délicat. "Ce n'est vraiment pas simple. Cela nécessite une habitude profonde de travailler ensemble, analyse Marion Baudouin. Mais le service rendu aux clients est réel." Ainsi, Libr'Est a mis en place un système de vente de livres entre les 9 librairies qui composent le réseau, remisé à 30 %. "C'est hautement stratégique, commente Jérôme Dayre. Nous limitons le risque de rupture, et par ce moyen nous avons une force incroyable auprès de nos clients." Globalement, la circulation de livres représente 1 % à 2 % du CA et peut monter jusqu'à 5 % ou 6 % aux fêtes de Noël. Seule limite, le territoire. "Mais reproduite à Nantes ou à Lyon, cette expérience pourrait se révéler un contre-pouvoir efficace face à Decitre ou à la Fnac", extrapole Jérôme Dayre. De là à imaginer une centrale d'achat, le libraire ne franchit pas le pas. "L'indépendance des achats reste fondamentale pour chaque librairie, c'est ce qui fait sa marque de fabrique."

Dans une moindre mesure, les opérations commerciales communes, telles que les pratique Canal BD, commencent à séduire. Siloë (2) et Libraires ensemble sont récemment passés à l'acte. "Nous montrons ainsi aux éditeurs que nous sommes capables d'irriguer tout le territoire français. Si les conditions commerciales négociées pour tout le monde sont appréciables, cela permet surtout de créer une dynamique, de casser le sens de la relation avec les fournisseurs et d'imposer notre réseau comme un partenaire incontournable de l'édition, observe Jean-Michel Blanc, patron de Ravy (Quimper) et président de Libraires ensemble.

WEB : ENTRE MÉFIANCE ET NÉCESSITÉ

Sur ce point, le consensus est fort. "Internet et le numérique font appel à de nouvelles compétences, que tous ne possèdent pas. Dès lors, l'approche commune est indispensable", résume Marion Baudouin. Pour autant, si l'enjeu est de taille, personne n'a encore trouvé la bonne équation et l'échec de 1001Libraires (voir encadré p. 15) en a rendu beaucoup méfiants. Ici et là, des réflexions s'engagent, à des échelles régionales notamment, et des solutions se dessinent collectivement. "Attention toutefois, face aux géants mondiaux qui occupent déjà le marché, de ne pas présenter un paysage trop morcelé, alerte Matthieu de Montchalin. Le rôle des groupements et des organisations diverses est donc de réfléchir en commun à cette problématique de manière à préparer le terrain pour que les libraires qui ne savent pas comment faire puissent se saisir de solutions lorsqu'ils en auront besoin. A terme, un modèle ouvert, du type de la bibliothèque numérique d'Orange, qui réunirait professionnels d'Internet, éditeurs et libraires, alors totalement libérés de la technique, paraît le plus prometteur."

(1) Voir LH 897 du 17.2.2012, p. 48.

(2) Voir LH 917 du 4.7.2012, p. 54.

Datalib: les richesses de l'information économique

Julie Jacquier, de la librairie des Batignolles à Paris (17e), et onze libraires des Hauts-de-Seine lancent Libraires en Seine cette rentrée.- Photo OLIVIER DION

Créé en 2003 à l'initiative de Jean-Marc Desmarestz, cofondateur notamment des éditions Rivages, et de Denis Bénévent, ancien directeur de librairie au sein de L'Arbre à lettres et désormais propriétaire du Livre en fête à Figeac (Lot), Datalib procède du désir de mutualiser l'information. "Nous trouvions dommage que, à l'heure où Internet offrait la possibilité de se mettre en réseau, les libraires indépendants soient isolés économiquement et ne possèdent ni informations ni outils fiables dans ce domaine", explique Jean-Marc Desmarestz, qui développe toujours Datalib.

CRYPTÉS

Première manifestion de leur regroupement, un sac commun.- Photo OLIVIER DION

Si aujourd'hui l'idée ne heurte plus grand-monde, elle ne fut pourtant pas facile à faire passer il y a dix ans : au départ, les noms de la trentaine de librairies associées étaient cryptés. Désormais, chacun y figure en clair, une fiche d'identité, reprenant notamment taille, nombre de salariés, volume et ventilation du stock, permet même de mieux connaître les 206 adhérents. Surtout, ils remontent quotidiennement tous les mouvements - entrées et retours, vente et état du stock - enregistrés dans leur librairie. Les données, traitées la nuit, sont disponibles chaque matin.

"Datalib, c'est la météo du livre : plus d'un million de références sont suivies dans les 206 libraires sur 24 mois glissants, ce qui nous donne une excellente visibilité du marché", souligne Jean-Marc Desmarestz. Très apprécié des libraires - ils sont 150 à l'utiliser quotidiennement et le site est consulté plus de 10 000 fois par jour - Datalib, adossé depuis 2006 a l'Adelc, leur offre de multiples fonctions et leur permet surtout de se situer par rapport aux autres, sur l'ensemble des ventes, rayon par rayon ou titre par titre. "Cela nous conforte dans notre capacité à porter des coups de coeur ou, au contraire, nous aide à repérer des ouvrages que l'on a ratés pour de multiples raisons. Nous pouvons ainsi analyser beaucoup plus finement nos ventes et affiner nos fonds", précise Benoît Lelouarn, cofondateur de la Librairie du renard à Paimpol, pour qui Datalib est "une véritable drogue".


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